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ESSAI PHILOSOPHIQUE

SUR LES

PROBABILITÉS

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SE VEND aussi :

A TOULOUSE, chez Charpentier, libraire, rue St. -Rome.

A LEIPZIG, chez Michelsen.

A LONDRES, chezDulau et compagnie.

IMPRIMERIE DE BACHEUER, rue du Jardinet, ii° la.

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ESSAI PHILOSOPHIQUE

SUR LB8

PROBABILITÉS;

M. LE MARQUIS DE L APLACE ,

Pair de France, Grand-Oflicier de la Légiou-d'Honneur ; Tun dos qua- rante de PAcadémic française; de PAcadémie des Sciences; Membre du Bureau des Longitudes de France, des Sociétés royales de Londres et de Gottingue, des Académies des Sciences de Russie, de Danemarck, de Suède, de Prusse, des Pays-Bas, d'Italie, etc.

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ion.

PARIS,

BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE

DE l'école polytechnique, DU BUREAU DES LONGITUDES, RTC,

QUAI DES A.UGUSTINS, N** 55. 1840

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Pmtoersitg of Toronto

3Iuniî, 1940

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TABLE

DES MATIERES.

Essai philosophique sur les Probabilités Page i

De la probabilité 2

Principes généraux du Calcul des Probabilités ï 2

De l'espérance 24

Des méthodes analytiques du Calcul des Probabilités. . 3 1

Application du Calcul des Probabilités 67

Des Jeux ib.

Des inégalités inconnues qui peuvent exister entre les

chances que l'on suppose égales 69

Des lois de la probabilité, qui résultent de la multi- plication indéfinie des tvèncmens 78

Application du Calcul des Probabilités à la Philoso- phie naturelle g i

Application du Calcul des Probabilités aux sciences

morales 1 34

De la probabilité des témoignages 1 36

VI TABLE DKS MATIERES.

Des choix et des décisions des assemblées Page 1 67

De la probabilité des jugemens des tribunaux i63

Des tables de mortalité et des durées moyennes de la

vie, des mariages, et des associations quelconques. . . 178 Des bénéfices des établissemens qui dépendent de la

probabilité des évènemens 184

Des illusions dans l'estimation des probabilités 197

Des diverses causes dMIlusion.

Un grand nombre de ces causes tiennent aux lois de la Psychologie, ou, ce qui revient au môme, de la Physiologie étendue au-delà des limites de la Physiologie visible. Lois de Psychologie.

Principe de la sympathie. Principes de l'association des idées.

Modifications du ^enjo/ium et des impressions intérieures d'un objet, par l'impression souvent répétée du même objet sur plusieurs seng.

Influence réciproque des impressions reçues simultanément par le môme sens, ou par des sens diflerens, ou rappelées par la mémoire.

Le penchant qui nous porte à réaliser les objets de nos imprescions tient à un caractère particulier qui distingue ces impressions des produits de Pimagination et des traces de la mémoire. Ce penchant trompe dans les rêves et dans les visions.

Des somnambules et des visionnaires.

Le penchant qui nous porte à croire à Pexistence passée des objets rappelés par la mémoire, tient à un caractère particulier qui distingue ces traces des produits de Pimagination.

Effets de la mémoire.

Par de fréquentes répétitions, les opérations et les mouvemens du scnsorium deviennent faciles et comme naturels.

Effets de cette facilité sur les mœurs et sur les habitudes des peuples.

De la transmission des habitudes par voie de génération.

Influence de Pattcnlion sur Ics^opérations de Tentendemeut humain.

Explication des effets des panoramas.

La répétition d'actes pareils à ceux qu'une disposition particulière du scnsorium produirait, peut faire naître cette disposition.

influence de ce principe sur la croyance.

TABLE DES MATIERES. VII

Comment on peut détruire les illusions qui en rt>8i|Iteiit. Les vibrations du sonsurium cl les mouvemens quMls produisent, sont assojétis aux lois de la Dynanraque.

Des divers moyens d'approcher de ta certitude !i47

Notice historique sur le Calcul des Probabilités 269

FIN DR LA TABLE.

ESSAI PHILOSOPHIQUE

SIJI

LES PROBABILITÉS.

Cet Essai philosophique est le développement d'une leçon sur les probabilités , que je donnai en 1795, aux écoles normales je fus appelé comme professeur de Mathématiques avec La- grange, par un décret de la Convention nationale. J'ai publié depuis peu sur le même sujet, un ouvrage ayant pour titre : Théorie analytique des Probabilités. Je présente ici , sans le se- cours de l'Analyse , les principes et les résultats généraux de cette tliéorie , en les appliquant aux questions les plus importantes de la vie, qui ne sont en effet, pour la plupart, que des problèmes de probabilité. On peut même dire , à parler en rigueur, que presque toutes nos ï connaissances ne sont que probables; et dans le petit nombre des choses que nous pouvons

I

(

2 ESSAI PHILOSOPHIQUE

savoir avec certitude, dans les sciences mathé- matiques elles-mêmes , les principaux moyens de parvenir à la vérité , l'induction et l'analogie se fondent sur les probabilités ; en sorte que le système entier des connaissances humaines se rattache à la théorie exposée dans cet Essai. On y verra sans doute avec intérêt , qu'en ne considé- rant même dans les principes éternels de la raison, de la justice et de l'humanité , que les chances heureuses qui leur sont «constamment attachées , il y a un grand avantage à suivre ces principes , et de graves inconvéniens à s'en écarter : leurs chances, comme celles qui sont favorables aux loteries, finissant toujours par prévaloir au mi- lieu des oscillations du hasard. Je désire que les réflexions répandues dans cet Essai, puissent mé- riter l'attention des philosophes, et la diriger vers un objet si digne de les occuper.

De la Probabilité,

Tous les événemens, ceux mêmes qui par leur petitesse, semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature , en sont une suite aussi néces- saire que les révolutions du Soleil. Dans l'igno- rance des liens qui les unissent au système en- tier de Tunivers , on les a fait dépendre des causes finales, ou du hasard, suivant qu'ils ar-

rivaient cl se succédaient avec régulariUî , ou sans ordre apparent ; mais ces causes imaginaires oui ( i( MK cessivement reculées avec les bornes de nos connaissances, et disparaissent entière- ment devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l'expression de l'ignorance nous sommes des véritables causes.

L( > evénemens actuels ont, avec les précé- dens, luie liaison fondée sur le principe évident , qu'une chose ne peut pas commencer d'être , sans une cause qui la produise. Cet axiome, connu sous le nom de principe de la raison siiffi- santé, s'étend aux actions mêmes que l'on juge indi£Pérentes. La volonté la plus libre ne peut sans un motif déterminant, leiu* donner nais- sance ; car si toutes les circonstances de deux po- sitions étant exactement semblables , elle agissait dans l'ime et s'abstenait d'agir dans l'autre , son choix serait un effet sans cause : elle serait alors , dit Leibnitz , le hasard aveugle des épicuriens. L'opinion contraire est une illusion de l'esprit qui , perdant de vue les raisons fugitives du choix de la volonté dans les choses indifférentes , se persuade qu'elle s'est déterminée d'elle-même et sans motifs. ■. >♦

Nous devons donc envisager l'état présent de Fin il vers , comme l'effet de son état antérieur,

i . .

4 ESSAI PHILOSOPHIQUE

et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui , pour un instant donné , connaî- trait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la compo- sent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour sou- mettre ces données à l'analyse , embrasserait dans la même formule les mouvemens des plus grands corps de l'imivers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'a- venir comme le passé , serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre , dans la perfection qu'il a su donner à l'Astronomie , ime faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Méca- nique et en Géométrie, jointes à celle de la pe- santeur universelle, l'ont mis à portée de com- prendre dans les mêmes expressions analytiques , les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques au- tres objets de ses connaissances , il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés , et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ces efiforts dans la recherche de la vérité , tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera tou- jours infiniment éloigné. Cette tendance , propre à l'espèce humaine, est ce qui la rend supé-

SUR LES PROBABILITÉS. 5

rieure aux animaux; et ses progrès en ce genre , distinguent les nations et les siècles, et font leur véritable gloire.

Rappelons-nous qu'autrefois, et aune époque qui n'est pas encore bien reculée , une pluie ou une sécheresse extrême , une comète traînant après elle une queue fort étendue , les éclipses , les aurores boréales et généralement tous les phénomènes extraordinaires étaient regardés comme autant de signes de la colère céleste. On invoquait le ciel pour détourner leur funeste influence. On ne le priait point de suspendre le cours des planètes et du Soleil : l'observation eut bientôt fait sentir l'inutilité de ces prières. Mais comme ces phénomènes arrivant et dispa- raissant à de longs intervalles , semblaient con- trarier l'ordre de la nature, on supposait que le ciel irrité par les crimes de la terre , les faisait naître pour annoncer ses vengeances. Ainsi la longue queue de la comète de i456 répandit la terreur dans l'Europe, déjà consternée par les succès rapides des Turcs qui venaient de ren- verser le Bas-Empire. Cet astre, après quatre de ses révolutions , a excité parmi nous un inté- rêt bien différent. La connaissance des lois du système du monde , acquise dans cet intervalle , avait dissipé les craintes enfantées par l'igno-

6 l>s\l Pli lio^oi'lf IQUE

rance des vrais rapport (l( iliomme avec T uni- vers ; et Halley ayant reconnu l'identité de cette comète, avec celles des années !53i, 1607 et 1682, annonça son retour prochain pour la fin de 1758 ou le commencement de 1759. Le monde savant attendit avec impatience, ce re- tour qui devait confirmer Tune des plus grandes découvertes que Ton eût faites dans les scien- ces , et accomplir la prédiction de Sénèque , lorsqu'il a dit , en parlant de la révolution de ces astres qui descendent d'une énorme distance : a Le jour viendra que par une étude suivie, de » plusieurs siècles , les choses actuellement ca- » chées paraîtront avec évidence ; et la postérité » s'étonnera que des vérités si claires nous aient » échappé. » Clairaut entreprit alors de sou- mettre à l'analyse les perturbations que la co- mète avait éprouvées par l'action des <l(uix plus grosses planètes , Jupiter et Saturne : après d'im- menses calculs, il fixa son prochain passage au périhélie, vers le commencement d'avril 1759, ce que l'observation ne tarda pas à vérifier. La régularité que l'Astronomie nous montre dans le mouvement des comètes, a lieu sans aucun doute, dans tous les phénomènes. La courbe décrite par une simple molécule d'air ou de va- peurs, est réglée d'iuie manière aussi certaine,

SUR LES PHOBABiLITÉS. 7

que les orbites planétaires : il n'y a de diffé- rences entre elles, que celle qu'y met notre igno- rance.

I^a probabilité est relative en partie à cette ignorance , en partie à nos connaissances. Nous savons que sur trois ou un plus grand nombre d'évènemens, un seul doit arriver; mais rien ne porte à croire que l'un d'eux arrivera plutôt que les autres. Dans cet état d'indécision, il nous est impossible de prononcer avec certitude sur leur arrivée. Il est cependant probable qu'un de ces évènemens pris à volonté , n'arrivera pas , parce que nous voyons plusieurs cas également possi* blés qui excluent son existence, tandis qu'un seul la favorise.

La théorie des hasards consiste à réduire tous les évènemens du même genre , à un certain nombre de cas également possibles , c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur leur existence, et à déterminer le nombre de cas favo- rables à l'événement dont on cherche la pro- babilité. Le rapport de ce nombre à celui de tous les cas possibles , est la mesure de cette pro» habilité qui n'est ainsi qu'une fraction dont le numérateiu- est le nombre des cas favorables , et dont le dénominateur est le nombre de tous le» cas possibles. / ni» i

8 ESSAI PHILOSOPHIQUE

La notion précédente de la probabilité sup- pose qu'en faisant croître dans le même rap- port, le nombre des cas favorables, et celui de tous les cas possibles , la probabilité reste la même. Pour s'en convaincre, que l'on considère deux urnes A et B, dont la première contienne quatre boules blanches et deux noires, et dont la seconde ne renferme que deux boules blanches et une noire. On peut imaginer les deux boules noires de la première urne , attachées à un fil qui se rompt au moment l'on saisit l'une d'elles pour l'extraire, et les quatre boules blanches formant deux systèmes semblables. Toutes les chances qui feront saisir l'une des boules du sys- tème noir, amèneront une boule noire. Si l'on conçoit maintenant que les fils qui unissent les boules , ne se rompent point , il est clair que le nombre des chances possibles ne changera pas, non plus que celui des chances favorables à l'ex- traction des boules noires; seulement, on tirera de l'urne deux boules à la fois; la probabilité d'extraire une boule noire de l'urne sera donc la même qu'auparavant. Mais alors on a évidem- ment le cas de l'urne B, avec la seule différence, que les trois boules de cette dernière urne soient remplacées par trois systèmes de deux boules in* variablement unies.

SUR LES PROBADILITÉS. 9

Quand tous les cas sont favorables à un évè- iiciiunt, sa probabilité se change en certitude, et son expression devient égale à Tunité. Sous ce rapport, la certitude et la probabilité sont comparables, quoiqu'il y ait une dififérence es- sentielle entre les deux états de l'esprit, lors- qu'une vérité lui est rigoureusement démontrée, ou lorsqu'il aperçoit encore une petite source d'erreur.

Dans les choses qui ne sont que vraisemblables, la différence des données que chaque homme a sur elles, est une des causes principales de la diversité des opinions que l'on voit régner sur les mêmes objets. Supposons, par exemple, que l'on ait trois urnes A, B, C, dont une ne con- tienne que des boules noires, tandis que les deux autres ne renferment que des boules blanches , on doit tirer une boule de l'urne C , et l'on de- mande la probabilité que cette boule sera noire. Si l'on ignore quelle est celle des trois urnes qui ne renferme que des boules noires, en sorte que l'on n'ait aucune raison de croire qu'elle est plutôt C que B ou A; ces trois hypothèses paraîtront également possibles, et comme une boule noire ne peut être extraite que dans la première hypothèse, la probabilité de l'extraire est égale à un tiers. Si l'on sait que l'urne A ne

ÏO ESSAI PHILOSOPHIQUE

contient que des boules blanches , l'indécision ne porte plus alors que sur les urnes B et C , et la probabilité que la boule extraite de l'urne C sera noii^e est un demi. Enfin, cette probabilité se change en certitude , si l'on est assuré que les urnes A et B ne contiennent que des boules blanches.

C'est ainsi que le même fait , récité devant une nombreuse assemblée , obtient divers de- grés de croyance , suivant l'étendue des con- naissances des auditeurs. Si l'homme qui le rap- porte en est intimement persuadé , et si , par son état et par son caractère , il inspire une grande confiance ; son récit, quelque extraor- dinaire qu'il soit, aura, pour les auditeurs dé- pourvus de lumières , le même degré de vrai- semblance qu'un fait ordinaire rapporté par le même homme, et ils lui ajouteront une foi entière. Cependant si quelqu'un d'eux sait que le même fait est rejeté par d'autres hommes également respectables, il sera dans le doute, et le fait sera jugé faux par les auditeurs éclai- rés qui»' le trouveront contraire , soit à des faits bien avérés , soit aux lois immuables de la nature.

C'est à l'influence de l'opinion de ceux que la multitude juge les plus instruits, et à qui elle a

SOR LES pnOBABILITÉS. I I

coiituine de douner sa conliance sur les plus iin- |)()i laiis objets de la vie, qu'est due la propagation tic ces erreurs qui, dans les temps d'ignorance , ont couvert la face du inonde. La Magie et l'As- trologie nous en offrent deux grands exemples. Ces erreurs inculquées dès l'enfance , adoptées sans examen, et n'ayant pour base que la croyance univei'selle, se sont maintenues pendant très long- temps, jusqu'à ce qu'enfin le progrès des sciences les ait détruites dans l'esprit des hommes éclairés, dont ensuite l'opinion les a fait disparaître chez le peuple même, par le pouvoir de l'imitation et de l'habitude, qiii les avait si généralement i^pandues. Ce pouvoir, le plus puissant ressort du monde moral , établit et conserve dans toute une nation des idées entièrement contraires à celles qu'il maintient ailleurs avec le« même em- pire. Quelle indulgence ne devons -nous donc |).»s avoir pour les opinions différentes des nôtres, piiisf^iie cette différence ne dépend souvent que (les j)()ints de vue divei's les circonstances nous ont placés ! Éclairons ceux que nous ne jugeons pas sufQsamment instruits; mais aupa- ravant, examinons sévèrement nos propres opi- nions , et pesons avec impartialité leurs proba- bilités respectives.

La différence des opinions dépend encore de

12 ESSAI PHILOSOPHIQUE

la manière dont on détermine F influence des données qui sont connues. La théorie des pro- babilités tient à des considérations si délicates, qu'il n'est pas surprenant qu'avec les mêmes don- nées , deux personnes trouvent des résultats dif- férens, surtout dans les questions très compli- quées. Expliquons ici les principes généraux de cette Théorie.

Principes généraux du Calcul des Probabilités.

1er Principe. Le premier de ces principes est la définition même de la probabilité qui , comme on l'a vu, est le rapport du nombre des cas favorables à celui de tous les cas possibles.

!!• Principe. Mais Cela suppose les divers cas également possibles. S'ils ne le sont pas, on déterminera d'abord leurs possibilités respectives dont la juste appréciation est un des points les plus délicats de la théorie des hasards. Alors la proba- bilité sera la somme des possibilités de chaque cas favorable. Éclaircissons ce principe par un exemple.

Supposons que l'on projette en l'air une pièce large et très mince dont les deux grandes faces opposées , que nous nommerons croix et pile^ soient parfaitement semblables. Cherchons la

SUR LES PROBABILITÉS. 1 !)

probabilité d'amener croix, une fois au moins en deux coups. Il est clair qu'il peut arriver quatre cas également possibles , savoir, cwix au premier et au second coup; croix au premier coup et pile au second ; pile au premier coup et croix au second ; enfin pile aux deux coups. Les trois premiers cas sont favorables à Tévène- ment dont on cherche la probabilité, qui, par conséquent , est égale à f ; en sorte qu'il y a trois contre un à parier que croix arrivera au moins luie fois en deux coups.

On peut ne compter à ce jeu que trois cas différens , savoir : croix au premier coup , ce qui dispense d'en jouer un second ; pile au pre- mier coup et croix au second ; enfin pile au pre- mier et au second coup. Cela réduirait la proba- bilité à I, si l'on considérait, avec d'Alembert, ces trois cas comme également possibles. Mais il est visible que la probabilité d'amener croix au premier coup est ^, tandis que celle des deux autres cas est | ; le premier cas étant un événe- ment simple qui correspond aux deux évène- mens composés , croix au premier et au second coup , et croix au premier coup , pile au se- cond. Maintenant , si , conformément au second principe , on ajoute la possibilité \ de croix au premier coup, à la possibilité { de pile arri-

l4 ESSAI PHILOSOPHIQUE

vant au premier coup et croix au second , on aura \ pour la probabilité cherchée , ce qui s'accorde avec ce que Von trouve dans la suppo- sition où l'on joue les deux coups. Cette suppo- sition ne change point le sort de celui qui parie pour cet événement : elle sert seulement à réduire les divers cas à des cas également possibles. lll« Principe. Un dcs poiuts les plus importans de la théo- rie des Probabilités , et celui qui prête le plus aux illusions , est la manière dont les probabi- lités augmentent ou diminuent par leui^ com- binaisons mutuelles. Si les évènemens sont in- dépendans les uns des autres , la probabilité de l'existence de leur ensemble est le produit de leurs probabilités particulières. Ainsi la proba- bilité d'amener un as avec un seul , étant un sixième ; celle d'amener deux as en projetant deux dés à la fois est un trente- sixième. En efiet , chacune des faces de l'un pouvant se combiner avec les six faces de l'autre , il y a trente- six cas également possibles , parmi les^ quels im seul donne les deux as. Généralement, la probabilité qu'un événement simple dans les mêmes circonstances , arrivera de suite un nombre donné de fois, est égale à la piobabi- lité de cet événement simple , élevée à une puis- sance indiquée par ce nombre. Ainsi les puis-

SUK LES PAOBABILITES. I ! »

sances successives d'une fraction uioincirtî qxw Tunité , diminuant sans cesse , un événement qui dépend d'une suite de probabilités fort gran- de , peut devenir extrêmement peu vraisem- l^lable. Supposons qu'un fait nous soit transmis par vingt témoins ^ de manière que le premier l'ait transmis au second , le second au troi- sième , et ainsi de suite. Supposons encore que la probabilité de chaque témoignage soit égale à celle du fait , résultante des témoignages , sera moindre qu'un huitième. On ne peut mieux comparer cette diminution de la probabilité qu'à l'extinction de la clarté des objets , par l'interposition de plusieurs morceaux de verre; im nombre de morceaux peu considérable , suffi- sant pour dérober la vue d'un objet qu'un seul morceau laisse apercevoir d'une manière dis- tincte. Les historiens ne paraissent pas avoir fait assez d'attention à cette dégradation de la proba- bilité des faits, lorsqu'ils sont vus à travers im grand nombre de générations successives : plu- sieurs événemens historiques, réputés certains, seraient au moins douteux , si on les soumettait à cette épreuve.

Dans les sciences purement mathématiques , les conséquences les plus éloignées participent de la certitude du principe dont elles dérivent.

l6 ESSAI PHILOSOPHIQUE

Dans les applications de l'Analyse à la Physique, les conséquences ont toute la certitude des faits ou des expériences. Mais dans les sciences mo- rales , chaque conséquence n'est déduite de ce qui la précède , que d'une manière vraisem- blable ; quelque probables que soient ces dé- ductions, la chance de l'erreur croît avec leur nombre, et finit par surpasser la chance de la vérité, dans les conséquences très éloignées du principe. IV« Principe. Quaud dcux évènemens dépendent l'un de l'autre, la probabilité de l'événement composé est le produit de la probabilité du premier évé- nement , par la probabilité que cet événement étant arrivé , l'autre arrivera. Ainsi , dans le cas précédent de trois urnes A , B , C , dont deux ne contiennent que des boules blanches et dont une ne renferme que des boides noires , la probabilité de tirer une boule blanche de l'urne C est | , puisque sur trois urnes , deux ne contiennent que des boules de cette couleur. Mais lorsqu'on a extrait une boule blanche de l'urne G, l'indécision relative à celle des urnes qui ne renferment que des boules noires , ne portant plus que sur les urnes A et B , la pro- babilité d'extraire une boule blanche de l'urne B est ^, le produit de | par ^, ou |, est donc la

SUR LFS PROBABILITES. I7

probabilité d'extraire à la fois des urnes B et C , deux boules blanches. En effet , il est nécessaire pour cela , que Turne A soit telle des trois urnes qui contient des boules noires ; et la proba- bilité de ce cas est évidemment ^.

On voit par cet exemple, l'influence des évè- nemens passés sur la probabilité des évène- mens futurs. Car la probabilité d'extraire une boule blanche de Turne B , qui primitivement est 1 , devient ^ lorsqu'on a extrait une boule blanche de l'urne G : elle se changerait en cer- titude si l'on avait extrait une boule noire de la même urne. On déterminera cette influence , au moyen du principe suivant, qui est un corollaire du précédent.

Si l'on calcule à priori, la probabilité de Tévè- Principe, nement arrivé , et la probabilité d'un événement composé de celui-ci et d'un autre qu'on attend ; la seconde probabilité , divisée par la première , sera la probabilité de l'événement attendu , tirée de l'événement observé.

Ici se présente la question agitée par quelques philosophes, touchant l'influence du passé sur la probabilité de l'avenir. Supposons qu'au jeu de croijc ou pile^ croix soit arrivé plus souvent que pile : par cela seul , nous serons portés à croire que dans la constitution de la pièce , il

l8 ESSAI PHILOSOPHIQUE

existe une cause constante qui le favorise. Ainsi, dans la conduite de la vie , le bonheur cons- tant est une preuve d'habileté , qui doit faire employer de préférence les personnes heureuses. Mais si par l'instabilité des circonstances, nous sommes ramenés sans cesse à l'état d'une in- décision absolue ; si , par exemple , on change de pièce à chaque coup , au jeu de croix ou pile; le passé ne peut répandre aucune lu- mière sur l'avenir, et il serait absurde d'en tenir compte. Vie princinc. Chacuiic des causes auxquelles un événement observé peut être attribué , est indiquée avec d'autant plus de vraisemblance , qu'il est plus probable que cette cause étant supposée exister, l'événement aura lieu ; la probabilité de l'exis- tence d'une quelconque de ces causes est donc une fraction dont le numératein^ est la probabi- lité de l'événement , résultante de cette cause , et dont le dénominateur est la somme des pro- babilités semblables relatives à toutes les causes : si ces diverses causes , considérées à priori^ sont inégalement probables , il faut , au lieu de la pro- babilité de l'événement , résultante de chaque cause , employer le produit de cette probabilité , par la possibilité de la cause elle-même. C'est le principe fondamental de cette branche de l'ana-

M Ix i-lN l'HOBAniLITÉS. 19

lyse des hasards , qui consiste à remonter des évènemens aux causes.

Ce principe donne la raison pour laquelle on attribue les évènemens réguliers , à une cause jiarticulière. Quelques philosophes ont pensé que ("OS évènemens sont moins possibles que les au- tres, et qu'au jeu de croix ou pile, par exem- ple, la combinaison dans laquelle croix arrive vingt fois de suite , est moins facile à la na- ture , que celles croix et pile sont entremêlés d'une fa^on irrégulière. Mais cette opinion sup- pose que les évènemens passés influent sur la possibilité des évènemens futurs, ce qui n'est point admissible. Les combinaisons régulières n'arrivent plus rarement , que parce qu'elles sont moins nombreuses. Si nous recherchons une cause , nous apercevons de la symétrie , ce n'est pas que nous regardions un événement symétrique , comme moins possible que les au- tres; mais cet événement devant être l'effet d'une cause régulière, ou celui du hasard, la première de ces suppositions est plus probable que la seconde. Nous voyons sur une table, des caractères d'imprimerie disposés dans cet or- <lre , Cons tant ino pie; et nous jugeons que cet arrangement n'est pas l'effet du hasard , non parce qu'il est moins possible que les autres,

2..

aO KSSAI PHILOSOPHIQUE

puisque si ce mot n'était employé dans aucune langue , nous ne lui soupçonnerions point de cause particulière; mais ce mot étant en usage parmi nous , il est incomparablement plus pro- bable qu'une personne aura disposé ainsi les caractères précédens , qu'il ne l'est que cet arran- gement est au hasard.

C'est ici le lieu de définir le mot extraordi- naire. Nous rangeons par la pensée , tous les évènemens possibles en diverses classes ; et nous regardons comme extraordinaires ceux des classes qui en comprennent un très petit nom- bre. Ainsi, au jeu de croix ou pile^ l'arrivée de croix cent fois de suite nous paraît extraordi- naire, parce que le nombre presque infini des combinaisons qui peuvent arriver en cent coups , étant partagé en séries régulières ou dans les- quelles nous voyons régner un ordre facile à saisir, et en séries irrégulières, celles-ci sont incomparablement plus nombreuses. La sortie d'une boule blanche , d'une urne qui , sur un million de boules , n'en contient qu'une seule de cette couleur, les autres étant noires , nous paraît encore extraordinaire , parce que nous ne formons que deux classes d'évènemens , re- latives aux deux couleurs. Mais la sortie du n** 47^813, par exemple, d'une urne qui ren-

SUR LES PROBABILITES. 2 1

ferme un million de numéros , nous semble un rstiitiiu'iit ordinaire; parce que comparant indi- viduellement les numéros, les uns aux autres, sans les partager en classes, nous n*avons aucune raison de croire que Tun d'eux sortira plutôt qiu' Ks autres.

De ce qui précède , nous devons généralement conclure que plus un fait est extraordinaire , plus il a besoin d'être appuyé de fortes preuves. Car ceux qui l'attestent , pouvant ou tromper, ou avoir été trompés , ces deux causes sont d'autant plus probables, que la réalité du fait l'est moins en elle-même. C'est ce que l'on verra particulière- ment , lorsque nous parlerons de la probabilité des témoignages.

La probabilité d'un événement futur est la Vii« Principe, somme des produits de la probabilité de chaque cause, tirée de l'événement observé, par la pro- babilité que cette cause existant , l'événement futur aura lieu. L'exemple suivant éclaircira ce principe.

Imaginons une urne qui ne renferme que deux boules dont chacune soit ou blanche , ou noire. On extrait une de ces boules , que l'on remet en- suite dans l'urne , pour procéder à un nouveau tirage. Supposons que dans les deux premiers tirages, on ait amené des boules blanches; on

22 ESSAI PHILOSOPHIQUE

demande la probabilité d'amener encore une boule blanche au troisième tirage.

On ne peut faire ici que ces deux hypothèses : ou l'une des boules est blanche , et l'autre noire ; ou toutes deux sont blanches. Dans la première hypothèse, la probabilité de l'événement ob- servé est ^ : elle est l'unité ou la certitude dans la seconde. Ainsi , en regardant ces hypothèses comme autant de causes , on aura pour le sixième principe , ^ et ^ pour leurs probabilités respec- tives. Or, si la première hypothèse a lieu , la probabilité d'extraire une boule blanche au troi- sième tirage est -| : elle égale l'unité dans la seconde hypothèse; en multipliant donc ces dernières probabilités, par celles des hypothèses correspondantes, la somme des produits ou sera la probabilité d'extraire une boule blanche au troisième tirage.

Quand la probabilité d'un événement simple est inconnue , on peut lui supposer également toutes les valeurs depuis zéro jusqu'à l'unité. La probabilité de chacune de ces hypothèses , tirée de l'événement observé , est par le sixième principe, une fraction dont le numérateur est la probabilité de l'événement dans cette hypo- thèse , et dont le dénominateur est la somme des probabilités semblables relatives à toutes les

SUR LES PROBABILITÉS. 23

hypothèse». Ainsi la prohahilité que la possibi- lité de révènenient est comprise dans des li- mites données, est la somme des fractions com- prises dans ces limites. Maintenant , si Ton multiplie chaque fraction par la probabilité de Tévènement futur, déterminée dans Thypothèse correspondante , la somme des produits relatifs à toutes les hypothèses sera par le septième principe , la probabilité de Févènement futur, tirée de Tévènement observé. On trouve ainsi qu'un événement étant arrivé de suite un nombre quelconque de fois , la probabilité qu'il arrivera encore la fois suivante est égale à ce nombre augmenté de l'unité, divisé par le même nombre augmenté de deux unités. En faisant , par exemple , remonter la plus ancienne époque de l'histoire à cinq mille ans, ou à 1 82621 3 jours, et le soleil s'étant levé constamment dans cet intervalle , à chaque révolution de vingt- quatre heures, il y a 182621/» à parier contre un qu'il se lèvera encore demain. Mais ce nom- bre est incomparablement plus fort pour celui qui connaissant par l'ensemble des phénomènes le principe régulateur des jours et des saisons, voit que rien dans le moment actuel ne peut en arrêter le cours.

Bufibn , dans son Arithmétique politique , cal-

a4 ESSAI PHILOSOPHIQUE

cule différemment la probabilité précédente. Il suppose qu'elle ne diffère de l'unité que d'une fraction dont le numérateur est l'unité, et dont le dénominateur est le nombre deux élevé à une puissance égale au nombre des jours écoulés depuis l'époque. Mais la vraie manière de remon- ter des évènemens passés à la probabilité des causes et des évènemens futurs , était inconnue à cet illustre écrivain.

De r Espérance.

La probabilité des évènemens sert à détermi- ner l'espérance ou la crainte des personnes inté- ressées à leur existence. Le mot espérance a diverses acceptions : il exprime généralement l'avantage de celui qui attend un bien quelcon- que , dans des suppositions qui ne sont que pro- bables. Cet avantage, dans la théorie des hasards, est le produit de la somme espérée , par la pro- babilité de l'obtenir : c'est la somme partielle qui doit revenir lorsqu'on ne veut pas courir les risques de l'événement , en supposant que la ré- partition se fasse proportionnellement aux pro- babilités. Cette répartition est la seule équitable , lorsqu'on fait abstraction de toutes circonstances étrangères ; parce qu'un égal degré de probabi-

SUR LES PROBABILITÉS. ^5

lité donne un droit égal sur la somme espérée. Xoiis nommerons cet avantage espérance mor- thématique.

Lorsque l'avantage dépend de plusieurs évè- Viiie Principe, nemens , on l'obtient en prenant la somme des produits de la probabilité de chaque événement , par le bien attaché à son arrivée.

Appliquons ce principe à des exemples. Sup- posons qu'au jeu de croix ou pile, Paul reçoive deux francs s'il amène croix au premier coup, et cinq francs s'il ne l'amène qu'au second. En multipliant deux francs par la probabilité \ du premier cas, et cinq francs par la probabilité \ du second cas, le somme des produits, ou deux francs et un quart, sera l'avantage de Paul. C'est la somme qu'il doit donner d'avance à celui qui lui a fait cet avantage ; car pour l'égalité du jeu , la mise doit être égale à l'avantage qu'il procure.

Si Paul reçoit deux francs en amenant croix au premier coup , et cinq francs en l'amenant au second coup , dans le cas même il l'aurait amené au premier; alors la probabilité d'amener croix au second coup étant -j, en multipliant deux francs et cinq francs par \ , la somme de ces produits donnera trois francs et demi pour

l6 ESSAI PHILOSOPHIQUE

l'avantage de Paul, et par conséquent pour sa mise au jeu. IX« Principe. Daus uue série d'évènemens probables , dont les uns produisent un bien , et les autres une perte , on aura l'avantage qui en résulte en faisant une somme des produits de la probabilité de chaque événement favorable par le bien qu'il procure , et en retranchant de cette somme celle des produits de la probabilité de chaque événe- ment défavorable par la perte qui y est attachée. Si la seconde somme l'emporte sur la première, le bénéfice devient perte , et l'espérance se change en crainte.

On doit toujours, dans la conduite de la vie , faire en sorte d'égaler au moins le produit du bien que l'on espère , par sa probabilité , au pro- duit semblable relatif à la perte. Mais il est néces- saire pour y parvenir d'apprécier exactement les avantages , les pertes et leurs probabilités respec- tives. Tl faut pour cela une grande justesse d'es- prit , une tact délicat , et une grande expérience des choses : il faut savoir se garantir des préjugés , des illusions de la crainte et de l'espérance , et de ces fausses idées de fortune et de bonheur, dont la plupart des hommes bercent leur amour- propre.

L'application des principes précédens à la

SUR LC8 PROBABILITI^. 27

question suivante, a beaucoup exercé les géo- inètns. P.uil joue à croix ou pile, avec la con- dition lie recevoir deux francs s'il amène croia: an premier coup; quatre francs s'il ne l'amène qu'au second ; huit francs s'il ne l'amène qu'au troisième , et ainsi de suite. Sa mise au jeu doit être , par le huitième principe , égale au nombre des coups ; en sorte que si la partie continue à l'infinie , la mise doit être infinie. Cependant , aucun homme raisonnable ne voudrait exposer à ce jeu une somme même modique , cinquante francs , par exemple. D'où vient cette différence entre le résultat du calcul et l'indication du sens commun? On reconnut bientôt qu'elle te- nait à ce que l'avantage moral qu'un bien nous procure n'est pas proportionnel à ce bien , et qu'il dépend de mille circonstances souvent très difficiles à définir, mais dont la plus générale et la plus importante est celle de la fortune. En effet , il est visible qu'un franc a beaucoup plus de prix pour celui n'en a que cent, que pour un millionnaire. On doit donc distinguer dans le bien espéré sa valeur absolue de sa valeur relative : celle-ci se règle sur les motifs qui le font désirer, au lieu que la première en est indépendante. On ne peut donner de principe général , pour apprécier cette valeur relative.

k

i8 ESSAI PHILOSOPHIQUE

En voici cependant un proposé par Daniel Bernoulli , et qui peut servir clans beaucoup de cas. Principe. La valeur relative d'une somme infiniment petite est égale à sa valeur absolue divisée par le bien total de la personne intéressée. Cela suppose que tout homme a un bien quelconque dont la valeur ne peut jamais être supposée nulle. En effet , celui même qui ne possède rien , donne toujours au produit de son travail et à ses espérances une valeur au moins égale à ce qui lui est rigoureusement nécessaire pour vivre.

Si l'on applique l'analyse au principe que nous venons d'exposer, on obtient la règle sui- vante.

En désignant par l'unité la partie de la for- tune d'un individu , indépendante de ses expec- tatives ; si l'on détermine les diverses valeurs que cette fortune peut recevoir en vertu de ces expectatives et leurs probabilités , le produit de ces valeurs élevées respectivement aux puis- sances indiquées par ces probabilités , sera la fortune physique qui procurerait à l'individu le même avantage moral qu'il reçoit de la partie de sa fortune , prise pour unité , et de ses ex- pectatives; en retranchant donc l'unité de ce

SUR LES PROItABILITléS. ^9

produit, la différence sera l*accroissement de la fortune physique, aux expectatives : nous nommerons cet accroissement, espérance mo- rale. Il est facile de voir qu'elle coïncide avec Tespérance mathématique, lorsque la fortune prise pour unité, devient infmie par rapport aux variations qu'elle reçoit des expectatives. Mais lorsque ces variations sont une partie sen- sible de cette unité, les deux espérances peu- vent différer très sensiblement entre elles.

Cette règle conduit à des résultats conformes aux indications du sens commun, que Ton peut par ce moyen, apprécier avec quelque exacti- tude. Ainsi dans la question précédente, on trouve que si la fortune de Paul est de deux cents francs , il ne doit pas raisonnablement met- tre au jeu plus de neuf francs. La même règle conduit encore à répartir le danger sur plu- sieurs parties d'un bien que l'on attend , pltitôt que d'exposer ce bien tout entier au même dan- ger. Il en résulte pareillement qu'au jeu le plus égal, la perte est toujours relativement plus grande que le gain. En supposant par exemple, qu'un joueur ayant une fortune de cent francs , en expose cinquante au jeu de croix ou pile; sa fortune, après sa mise au jeu , sera réduite à qua- tre-vingt-sept francs , c'est-à-dire que cette der-

3o ESSAI PHILOSOPHIQUE

nière somme procurerait au joueur le mémo avantage moral, que l'état de sa fortune après sa mise. Le jeu est donc désavantageux, dans le cas même la mise est égale au produit de la somme espérée , par sa probabilité. On peut juger par-là de l'immortilité des jeux dans les- quels la somme espérée est au-dessous de ce produit. Us ne subsistent que par les faux rai- sonnemens et par la cupidité qu'ils fomentent , et qui portant le peuple à sacrifier son nécessaire à des espérances chimériques dont il est hors d'état d'apprécier l'invraisemblance , sont la source d'une infinité de maux.

Le désavantage des jeux , l'avantage de ne pas exposer au même danger tout le bien qu'on at- tend , et tous les résultats semblables indiqués par le bon sens, subsistent", quelle que soit la fonction de la fortune physique qui, pour chaque individu, exprime sa fortune morale. Il suffît que le rapport de l'accroissement de cette fonc- tion à l'accroissement de la fortune physique, diminue à mesure que celle-ci augmente.

sua LS8 PROBABIMTIÉS. 3l

Des méthodes a?uiljtiques du Calcul des Prohabilités.

L'application des principes que nous venons d'exposer aux diverses questions de probabilité, exige des méthodes dont la recherche a donné naissance à plusieurs branches de l'Analyse , et spécialement à la théorie des combinaisons et au calcul des différences finies.

Si l'on forme le produit des binômes , l'unité plus ime première lettre , l'unité plus une se- conde lettre , l'unité plus une troisième lettre , et ainsi de suite, jusqu'à n lettres; en retran- chant l'unité de ce produit développé , on aura la somme des combinaisons de toutes ces lettres prises une à une, deux à deux , trois à trois, etc. , chaque combinaison ayant l'unité pour coeffi- cient. Pour avoir le nombre des combinaisons de ces n lettres prises ^ à ^, on observera que si l'on suppose ces lettres égales entre elles, le produit précédent deviendra la puissance n du binôme, un plus la première lettre; ainsi le nombre des combinaisons des n lettres prises ^ à ^ , sera le coe£Bcient de la puissance s de la première lettre, dans le développement de ce binôme ; on aura donc ce nombre, par la formule connue du binôme.

3l ESSAI PHILOSOPHIQUE

On aura égard à la situation respective des lettres dans chaque combinaison , en observant que si l'on joint une seconde lettre à la pre- mière , on peut la placer au premier et au se- cond rang; ce qui donne deux combinaisons. Si Ton joint à ces combinaisons une troisième lettre , on peut lui donner dans chaque combi- naison , le premier, le second et le troisième rang ; ce qui forme trois combinaisons relatives à chacune des deux autres; en tout, six com- binaisons. De il est facile de conclure que le nombre des arrangemens dont s lettres sont sus- ceptibles , est le produit des nombres depuis l'u- nité jusqu'à S', il faut donc pour avoir égard à la situation respective des lettres, multiplier par ce produit le nombre des combinaisons des n lettres prises ^ à s; ce qui revient à supprimer le dénominateur, du coefficient du terme du bi- nôme, qui exprime ce nombre.

Imaginons une loterie composée de n numé- ros dont r sortent à chaque tirage : on demande la probabilité de la sortie de s numéros donnés dans un tirage. Pour y parvenir, on formera une fraction dont le dénominateur sera le nombre de tous les cas possibles, ou des combinaisons des n numéros pris r k r, et dont le numéra- teur sera le nombre de toutes ces combinaisons

SI 1. IIS PROBABILITÉS. 33

qui contiennent les s numéros donnés. Ce der- nier nombre est évidemment celui des combi- naisons des autres numéros pris n moins s k n moins .<^. Cette fraction sera la probabilité de- mandée, et Ton trouvera facilement qu'elle se réduit à une fraction dont le numérateur est le nombre des combinaisons de r numéros pris s k Sj et dont le dénominateur est le nombre des combinaisons des ii numéros pris sembla- blement ^ à ^. Ainsi , dans la loterie de France, formée , comme on sait , de 90- numéros dont cinq sortent à chaque tirage , la probabilité de la sortie d'un extrait donné est ^ ou ~ ; la loterie devrait donc alors pour l'égalité du jeu , rendre dix-huit fois la mise. Le nombre total des combinaisons deux à deux , de 90 nu- méros est 4oo5 , et celui des combinaisons deux à deux, de cinq numéros, est dix. La prol»a- bilité de la sortie d'un ambe donné est donc j7~^ et la loterie devrait rendre alors quatre cents fois et demie , la mise : elle devrait la rendre 11 748 fois pour un terne, 5iio38 fois pour un quateme , et 43949268 fois pour un quine. I^ loterie est loin de faire aux joueurs , ces avantages.

Supposons dans une urne , a boules blanches i'[ b boules noires , et qu'après e;i avoir extrait

3

34 ESSAI PHILOSOPHIQUE

une boule , on la reinette dans F urne; on de- mande la probabilité que dans le nombre n de tirages, on amènera m boules blanches et n moins m boules noires. Il est clair que le nombre de cas qui peuvent arriver à chaque tirage est a plus h. Chaque cas du second tirage , pouvant se com- biner avec tous les cas du premier, le nombre de cas possibles en deux tirages , est le carré du binôme a plus h. Dans le développement de ce carré , le carré de a exprime le nombre des cas dans lesquels on amène deux fois une boule blanche; le double produit de a par h ^ exprime le nombre des cas dans lesquels une boule blan- che et une boule noire sont amenées ; enfin le carré de h exprime le nombre des cas dans les- quels on amène deux boules noires. En conti- nuant ainsi, on voit généralement que la puis- sance n du binôme a plus h , exprime le nombre de. tous les cas possibles dans n tirages ; et que dans le développement de cette puissance , le terme multiplié par la puissance /w de fl , ex- prime le nombre des cas dans lesquels on peut amener ni boules blanches , et n moins m boules noires. En divisant donc ce terme par la puis- sance entière du binôme , on aura la probabilité d'amener m boules blanches et n moins m boules noires. Le rapport des nombres a , et ri plus h ,

SUR LK8 PROBABILITÉS. 35

étant la probabilité d'amener une boule blanche dans un tirage ; et le rapport des nombres h , et a plus b, étaut la probabilité d'amener une boule noire ; si Ton nomme p et q ces probabilités , la probabilité d'amener m boules blanches dans n tirages , sera le terme multiplié par la puissance m de /? , dans le développement de la puissance n du binôme p plus q : on peut observer que la somme p plus q est l'unité. Cette propriété re- marquable du binôme, est très utile dans la théo- rie des probabilités.

Mais la méthode la plus générale et la plus directe , pour résoudre les questions de proba- bilité, consiste à les faire dépendre d'équations aux différences. En comparant les états succes- sifs de la fonction qui exprime la probabilité , lorsque l'on fait croître les varial:)les , de leurs différences respectives ; la question proposée fournit souvent un rapport très simple entre ces états. Ce rapport est ce que l'on nomme équa- tion aux différences ordinaires j, ou partielles; ordinaires, lorsqu'il n'y a qu'une variable; par- tielles , lorsqu'il y en a plusieurs. Donnons-en quelques exemples.

Trois joueurs dont les forces sont supposées les mêmes , jouent ensemble aux conditions sui- vantes. Celui des deux premiers joueurs, qui

3..

36 ESSAI PHILOSOPHIQUE

gagne son adversaire , joue avec le troisième , et s'il le gagne, la partie est finie. S'il est vaincu, le vainqueur joue avec l'autre , et ainsi de suite , jusqu'à ce que l'un des joueurs ait gagné consé- cutivement les deux autres , ce qui termine la partie : on demande la probabijité que la partie sera finie dans un nombre quelconque n de coups. Cherchons d'abord la probabilité qu'elle finira précisément au coup n. Pour cela, le joueur qui gagne doit entrer au jeu au coup n moins un , et le gagner ainsi que le coup suivant. Mais si au lieu de gagner le coup n moins un , il était vaincu par son adversaire , celui-ci venant de gagner l'autre joueur, la partie finirait à ce coup. Ainsi la probabilité qu'un des joueurs entrera au jeu au coup « moins un , et le gagnera , est égale à celle que la partie finira précisément à ce coup; et comme ce joueur doit gagner le coup suivant, pour que la partie se termine au coup n , la probabilité de ce dernier cas ne sera qu'un demi de la précédente. Cette probabilité est évidemment une fonction du nombre w; cette fonction est donc égale à la moitié de la même fonction, lorsqu'on y diminue n de l'unité. Cette égalité forme une de ces équations que l'on nomme équations aux différences finies ordinaires.

SUR LES PROBABILITÉS. 87

On peut déterminer facilement à son moyen , la prohabilité que la partie finira précisément à un coup quelconque. Il est visible que la partie ne peut finir au plus tôt qu'au second coup ; et pour cela, il est nécessaire que celui des deux premiers joueurs qui a gagné son adversaire, gagne au second coup le troisième joueur ; la probabilité que la partie finira à ce coup est donc ~. De , en vertu de l'équation précé- dente, on conclut que les probabilités successives de la fin de la partie sont j pour le troisième coup, ^ pour le quatrième, etc.; et générale- ment ^ élevé à la puissance n moins un , pour le w''"' coup. La somme de toutes ces puissances de I est l'unité moins la dernière de ces puissances; c'est la probabilité que la partie sera terminée , au plus tard , dans n coups.

Considérons encore le premier problème un peu difficile , que l'on ait résolu sur les proba- bilités et que Pascal proposa de résoudre à Fer- mat. Deux joueurs A et B , dont les adresses sont égales , jouent ensemble avec la condition que celui qui, le premier, aura vaincu l'autre un nombre donné de fois , gagnera la partie , et em- portera la somme des mises au jeu : après quel- ques coups , les joueurs conviennent de se reti- rer sans avoir terminé la partie ; on demande

38 ESSAI PHILOSOPHIQUE

de quelle manière cette somme doit être partagée entre eux. Il est visible que les parts doivent être proportionnelles aux probabilités respecti- ves de gagner la partie ; la question se réduit donc à déterminer ces probabilités. Elles dépen- dent évidemment des nombres de points qui manquent à chaque joueur pour atteindre le nombre donné. Ainsi la probabilité de A est une fonction de ces deux nombres que nous nom- merons indices. Si les deux joueurs convenaient de jouer un coup de plus (convention qui ne change point leur sort , pourvu qu'après ce nou- veau coup, le partage se fasse toujours propor- tionnellement aux nouvelles probabilités de ga- gner la partie) ; alors , ou A gagnerait ce coup , et dans ce cas , le nombre des points qui lui manquent, serait diminué d'une unité; ou le joueur B le gagnerait , et dans ce cas , le nombre des points manquans à ce dernier joueur de- viendrait moindre d'une unité. Mais la probabi- lité de chacun de ces cas est \ ; la fonction cher- chée est donc égale à la moitié de cette fonction , dans laquelle on diminue de l'unité le premier indice ; plus à la moitié de la même fonction dans laquelle le second indice est diminué de l'unité. Cette égalité est une de ces équations que l'on nomme équations aux différences partielles.

M l: 1 I ^^ IMIOBABILITÉS. 39

On peut déterminer à son moyen les probabi- lités de A , en partant des plus petits nombres , et en observant que la probabilité ou la fonction qui l'exprime est égale à Tunité , lorsqu'il ne manque aucim point au joueur A , ou lorsque le premier indice est nul , et que cette fonction de- vient nulle avec le second indice. En supposant ainsi qu'il ne manque qu'un point au joueur A, on trouve que sa probabilité est |, f , |, etc., suivant qu'il manque à B un point, ou deux, ou trois , etc. Généralement , elle est alors l'imité , moins la puissance de \ égale au nom- bre des points qui manquent à B. On suppo- sera ensuite qu'il manque deux points au joueur A , et Ton trouvera sa probabilité égale à j , ^ ? ^, etc., suivant qu'il manque à B, un point ou deux , ou trois , etc. On supposera encore qu'il manque trois points au joueur A , et ainsi de suite.

Cette manière d'obtenir les valeurs succes- sives d'une quantité, au moyen de son équation aux différences, est longue et j>énible. Les géo- mètres ont dierché des méthodes pour avoir la fonction générale des indices , qui satisfait à cette équation , en sorte que l'on n'ait besoin pour chaque cas particulier, que de substituer dans cette foncticMi les valeurs correspondantes des

4o ESSAI PHILOSOPHIQUE

indices. Considérons cet objet d'une manière générale. Pour cela , concevons une suite de ter- mes disposés sur une ligne horizontale, et tels que chacun d'eux dérive des précédens , suivant une loi donnée. Supposons cette loi exprimée par une équation entre plusieurs termes consé- cutifs , et leur indice ou le nombre qui indique le rang qu'ils occupent dans la série. Cette équa- tion est ce que je nomme équation aux dijfé- rences finies à un seul indice. L'ordre ou le degré de cette équation est la différence du rang de ses deux termes extrêmes. On peut, à son moyen, déterminer successivement les termes de la série et la continuer indéfiniment ; mais il faut pour cela connaître un nombre de termes de la série, égal au degré de l'équation. Ces termes sont les constantes arbitraires de l'expression du terme général de la série, ou de l'intégrale de l'équation aux différences.

Concevons maintenant , au-dessus des termes de la série précédente , une seconde série de ter- mes disposés horizontalement; concevons en- core au-dessus des termes de la seconde série, une troisième série horizontale , et ainsi de suite à l'infini; et supposons les termes de toutes ces séries liés par une équation générale entre plu- sieurs termes consécutifs , pris tant dans le sens

SUR L£» PROBABILITES. 4'

horizontal que dans le sens vertical , et les nom- l)r(s qui indiquent leur rang dans les deux sens. Cette équation est ce que je nomme équa- tion aux différences finies partielles à deux in- dices.

Concevons pareillement au-dessus du plan des séries précédentes , un second plan de séries sem^ l)lal>Ies dont les termes soient placés respective- ment au-dessus de ceux du premier plan : con- cevons ensuite au-dessus de ce second plan , un troisième plan de séries semblables , et ainsi à l'infini : supposons tous les termes de ces séries liés par une équation entre plusieurs termes con- sécutifs, pris dans les sens de la longueur, de la largeur et de la profondeur, et les trois nombres qui indiquent leur rang dans ces trois sens. Cette équation est ce que je nomme équation aux diffé- rences finies partielles à trois indices.

Enfin, (Ml considérant la chose d'une manière abstraite et indépendante des dimensions de l'es- pace , concevons généralement un système de grandeurs qui soient fonctions d'un nombre quel- conque d'indices, et supposons entre ces gran- deurs, leurs différences relatives à ces indices, et les indices eux-mêmes , autant d'équations qu'il y a de ces grandeurs; ces équations seront

42 ESSAI PHILOSOPHIQUE

aux difFérences finies partielles à un nombre quelconque d'indices.

On peut à leur moyen déterminer successi- vement ces grandeurs. Mais de même que Té- quation à un seul indice exige pour cela que Ton connaisse un certain nombre de termes de la série ; de même l'équation à deux indices exige que l'on connaisse une ou plusieurs lignes de sé- ries dont les termes généraux puissent être expri- més chacun par une fonction arbitraire d'un des indices. Pareillement , l'équation à trois indices exige que l'on connaisse un ou plusieurs plans de séries dont les termes généraux puissent être exprimés chacun par une fonction arbitraire de deux indices ; ainsi de suite. Dans tous ces cas, on pourra , par des éliminations successives , déterminer un terme quelconque des séries. Mais toutes les équations entre lesquelles on élimine, étant comprises dans un même système d'équa- tions , toutes les expressions des termes successifs que l'on obtient par ces éliminations doivent être comprises dans une expression générale, fonction des indices qui déterminent le rang du terme. Cette expression est l'intégrale de l'équation pro- posée aux difFérences , et sa recherche est l'objet du Calcul intégral.

Taylor est le premier qui dans son ouvrage

SUR LES PROBABILITES. 4^

intitulé Methodiis inc rement or um, ait considéré les équations linéaires aux différences finies. U \ donne la manière d'intégrer celles du premier ordre, avec un coefficient et un dernier terme, fonctions de l'indice. A la vérité, les relations des termes des progressions arithmétiques et géo- métriques que Ton a considérées de tout temps, sniii les cas les plus simples des équations li- néaires aux différences ; mais on ne les avait pas envisagées sous ce point de vue, l'un de ceux qui se rattachant à des théones générales , condui- sent à ces théories, et sont par de véritables découvertes.

Vers le même temps , Moivre considéra , sous la dénomination de suites récurrentes, les équa- tions aux différences finies d'un"^ordre quelcon- que , à coefficiens constans. Il parvint à les inté- grer d'une manière très ingénieuse. Comme il est toujours intéressant de suivre la marche des inventeurs , je vais exposer celle de Moivre , en l'appliquant à une suite récurreïite dont la rela- tion entre trois termes consécutifs est donnée. D'abord , il considère la relation entre les termes consécutifs d'tme progression géométrique , ^m Téquation à deux termes qui l'exprime. En la rapportant aux termes inférieurs d'ime imité, il la multiplie dans cet état par un facteur cons-

44 ESSA.I PHILOSOPHIQUE

tant, et il retranche le produit de l'équation primitive. Par , il obtient une équation entre trois termes consécutifs de la progression géo- métrique. Moivre considère ensuite une seconde progression dont la raison des termes est le fac- teur même qu'il vient d'employer. Il diminue pareillement d'une unité l'indice des termes de l'équation de cette nouvelle progression : dans cet état, il la multiplie par la raison des termes de la première progression, et il retranche le pro- duit de l'équation de la seconde progression , ce qui lui donne , entre trois termes consécutifs de cette progression , une relation entièrement sem- blable à celle qu'il a trouvée pour la première progression. Puis il observe que si l'on ajoute terme à terme les deux progressions , la même relation subsiste entre trois quelconques de ces sommes consécutives. Il compare les coefficiens de cette relation à ceux de la relation des termes de la suite récurrente proposée , et il trouve , pour déterminer les raisons des deux progres- sions géométriques , une équation du second degré dont les racines sont ces raisons. Par là, Moivre décompose la suite récurrente en deux progressions géométriques multipliées, chacune par une constante arbitraire qu'il détermine au moyen des deux premiers termes de la suite ré-.

SUR LES PROBABILITÉS. 4^

(i irrente. Ce procédé ingénieux est au fond celui que d'Alembert a depuis employé pour Fintégra- fioii (1( s ('({nations linéaires aux différences infi- niment petites à coefficiens constans , et que Lagrange a transporté aux équations semblables à différences finies.

Ensuite, j'ai considéré les équations linéaires aux différences partielles finies, d'abord sous la dénomination de suites récurro-récurrentes ^ et après, sous leur dénomination propre. La manière la plus générale et la plus simple d'intégrer toutes i i s équations, me paraît être celle que j'ai fondée sur la considération des fonctions génératrices dont voici l'idée.

Si l'on conçoit ime fonction V d'une variable / , développée suivant les puissances de cette variable , le coefficient de l'ime quelconque de

^ [uiissances sera une fonction de l'exposant ou indice de cette puissance , indice que je dési- gnerai par oc. V est ce que je nomme fonction génératrice de ce coefficient ou de la fonction de l'indice.

Maintenant , si Ton multiplie la série du dé- veloppement de V par une fonction de la même variable , telle , par exemple , que l'unité plus deux fois cette variable , le produit sera une nouvelle fonction génératrice dans laquelle le

46 ESSAI PHILOSOPHIQUE

coefficient de la puissance x de la variable t sera égal au coefficient de la même puissance dans y, plus au double du coefficient de la puissance inférieure d'une unité. Ainsi la fonc- tion de l'indice x^ dans le produit, égalera la fonction de l'indice x dans V, plus le double de cette même fonction dans laquelle l'indice est diminué de l'unité. Cette fonction de l'indice X est ainsi une dérivée de la fonction du même indice dans le développement de V, fonction que je nommerai fonction primitwe de l'indice. Désignons la fonction dérivée par la caractéris- tique (f placée devant la fonction primitive. La dérivation indiquée par cette caractéristique dé- pendra du multiplicateur de V, que nous nom- merons T, et que nous supposerons développé , comme V, par rapport aux puissances de la va- riable t.

Si l'on multiplie de nouveau par T le produit de V par T, ce qui revient à multiplier V par le carré de T, on formera une troisième fonction génératrice dans laquelle le coefficient de la puissance x de t sera une dérivée semblable du coefficient correspondant du produit précédent ; on pourra donc l'exprimer par la même caracté- ristique <r, placée devant la dérivée précédente; et alors cette caractéristique sera deux fois écrite

SUR LES PROBABILITÉS. 4?

devant la fonction primitive de x. Mais au lieu de l'écrire ainsi deux fois, on lui donne pour exposant le nombre i.

En continuant ainsi , on voit généralement que si Ton multiplie Y par la puissance n de T, on aura le coefficient de la puissance x àet dans le produit de V par la puissance n de T, en plaçant (levant la fonction primitive la caractéristique cT avec 71 pour exposant.

Supposons, par exemple, que T soit l'unité divisée par t ; alors dans le produit de V par T le coefficient de la puissance x àet sera le coeffi- cient de la puissance supérieure d'une unité dans V; ce coefficient dans le produit de Y par la puis- sance n de T sera donc la fonction primitive dans laquelle x est augmenté de n unités.

Considérons maintenant une nouvelle fonc- tion Z de i , développée , comme Y et T, sui- vant les puissances de t : désignons par la carac- téristique A placée devant la fonction primitive , le coefficient de la puissance j: de ^ dans le produit de Y par Z ; ce coefficient , dans le pro- duit de Y par la puissance n de Z , sera ex- primé par la caractéristique A affectée de l'expo- sant n et placée devant la fonction primitive de X.

Si, par exemple, Z est égal à Timité divisée

48 ESSAI PHILOSOPHIQUE

par t moins un, le coefficient de la puissance X de ^ dans le produit de V par Z sera le coeffi- cient de la puissance x plus un de t dans V, moins le coefficient de la puissance ^.11 sera donc la différence finie de la fonction primitive de l'in- dice X. Alors la caractéristique A indique une différence finie de la fonction primitive , dans le cas l'indice varie de l'unité ; et la puissance n ae cette caractéristique , placée devant la fonc- tion primitive , indiquera la différence finie 7i''°" de cette fonction. Si l'on suppose que T soit l'unité divisée par t , on aura T égal au binôme Z plus un. Le produit de V par la puissance n de T sera donc égal au produit de V par la puissance de n du binôme Z plus un. En déve- loppant cette puissance par rapport aux puis- sances de Z , les produits de V par les divers termes de ce développement seront les fonctions génératrices de ces mêmes termes , dans lesquels on substitue , au lieu des puissances de Z , les différences finies correspondantes de la fonction primitive de l'indice.

Maintenant le produit de V par la puissance n de T est la fonction primitive , dans laquelle l'indice x est augmenté de n unités ; en re- passant donc des fonctions génératrices à leurs coefficiens , on aura cette fonction primitive

SUR LES PROBAniMTÉS. /|9

ainsi augmentée, égale au développement de la puissance» n du binôme Z plus un ; pourvu que <ians ce développement on substitue , au lieu des puissances de Z, les différences correspon- (l.inh > (If la fonction primitive, et que Ton mul- tiplie le terme indépendant de ces puissances par la fonction primitive. On aura ainsi la fonc- tion primitive dont l'indice est augmenté d'un nombre quelconque n, au moyen de ses diffé- rences.

En supposant toujours à T et à Z les valeurs précédentes , on aura Z égal au binôme T moins un ; le produit de V par la puissance n de Z sera donc égal au produit de V par le dévelop- pement de la puissance n du binôme T moins un. En repassant des fonctions génératrices à leurs coefliciens, comme on vient de le faire, on aura la différence n'*"" de la fonction primi- tive, exprimée par le développement de la puis- sance n du binôme T moins un , dans lequel on substitue aux puissances de T cette même fonc- tion dont l'indice est augmenté de l'exposant de la puissance, et au terme indépendant de t et qui est l'unité , la fonction primitive : ce qui donne cette différence au moyen des termes consécutifs de cette fonction.

cT placé devant la fonction primitive, expri-

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5o ESSAI PHILOSOPHIQUE

niant la dérivée de cette fonction , qui multiplie la puissance x de t dans le produit de V par T, et A exprimant la même dérivée dans le produit de V par Z , on est conduit , par ce qui précède , à ce résultat général : quelles que soient les fonc- tions de la variable t , représentées par T et Z , on peut, dans le développement de toutes les équations identiques susceptibles d'être formées entre ces fonctions , substituer les caractéristi- ques cT et A, au lieu de T et de Z, pourvu que Ton écrive la fonction primitive de l'indice à la suite des puissances et des produits de puis- sances des caractéristiques , et que l'on multiplie par cette fonction les termes indépendans de ces caractéristiques.

On peut, au moyen de ce résultat général, transformer ime puissance quelconque d'une différence de la fonction primitive de l'indice x, dans laquelle oc varie d'une unité , en une série de différences de la même fonction , dans les- quelles JC varie d'un nombre quelconque d'uni- tés, et réciproquement. Supposons en effet que T soit la puissance i de l'imité divisée par t moins un , et que Z soit toujours l'unité divisée par ^ moins un; alors le coefficient de la puis- sance jc de t, dans le produit de V par T, sera le coefficient de la puissance ûc plus / de t dans

SUR LES PROliABILITÉS. 5l

V, moins le coefficient de la puissance r de t; il sera donc la différence finie de la fonction primitive de Tindice jc , dans laquelle on fait variei- cet indice du nombre /. Il est facile de voir (jue T est égal à la différence entre la puissance / du binôme Z plus un et l'unité; la puissance /i de T est donc égale à la puis- sance n de cette différence. Si, dans cette éga- lité, on substitue au lieu de T et de Z les caracté- ristiques cT et A , et qu'après le développement on place à la fin de chaque terme la fonction primitive de l'indice x, on aura la différence n'"'" de cette fonction , dans laquelle .r varie de / unités, exprimée par une suite de différences de la même fonction, dans laquelle jc varie d'une unité. Cette suite n'est qu'ime transforma- tion de la différence qu'elle exprime et qui lui t»st identique ; mais c'est dans de seml^lables transformations que réside le pouvoir de l'a- nalyse.

I>a généralité de l'analyse permet de supposer dans cette expression n négatif. Alors les puis- sances négatives de «T et de A indiquent des inté- grales. En effet , la différence ^"'"' de la fonction primitive ayant poHr fonction génératrice le produit de V par la puissance n du binôme , un divisé par /, moins l'unité; la fonction primitive

4..

Sa ESSAI PHILOSOPHIQUE

qui est l'intégrale 72''"' de cette différence , a pour fonction génératrice celle de la même différence , multipliée par la puissance n prise en moins du binôme, un divisé par t, moins l'unité, puis- sance à laquelle répond la même puissance de la caractéristique A ; cette puissance indique donc une intégrale du même ordre , l'indice x variant de l'unité; et les puissances négatives de cT indiquent également des intégrales , x va- riant de i unités. On voit ainsi de la manière la plus claire et la plus simple , la raison de l'ana- logie observée entre les puissances positives et les différences, et entre les puissances négatives et les intégrales.

Si la fonction indiquée par la caractéristique cT placée devant la fonction primitive est nulle , on aura une équation aux différences finies , et V sera la fonction génératrice de son intégrale. Pour avoir cette fonction génératrice , on obser- vera que dans le produit de V par T toutes les puissances de t doivent disparaître, excepté les puissances inférieures à l'ordre de l'équation aux différences ; V est donc égal à une fraction dont T est le dénominateur, et dont le numérateur est un polynôme dans lequel la puissance la plus élevée de /. est moindre d'une unité que l'ordre de l'équation aux différences. Les coeffi-

SUR LES PROBABILITÉS. 53

ciens arbitraires des diverses puissances de t dans ce poJynome, en y comprenant la puissance zéro, seront déterminés par autant de valeurs de la fonction primitive de l'indice , lorsqu'on y fait successivement x égal à zéro, à l'unité, à deux, etc. Quand l'équation aux différences est donnée, on détermine T en mettant tous ses termes dans le premier membre , et zéro dans le second ; en substituant dans le premier membre , l'unité au lieu de la fonction qui a le plus grand indice; la première puissance de t au lieu de la fonction primitive dans laquelle cet indice est diminué d'une unité; la seconde puissance de t^ à la fonction primitive cet indice est dimi- nué de deux unités, et ainsi de suite. Le coeffi- cient de la puissance x de ^, dans le développe- ment de l'expression précédente de V, sera la fonction primitive de x, ou l'intégrale de l'é- quation aux différences finies. L'analyse fournit pour ce développement, divers moyens parmi lesquels on peut choisir celui qui est le plus propre à la question proposée; ce qui est un avantage de cette méthode d'intégration.

Concevons maintenant que V soit une fonc- tion des deux variables < et ^, développée sui- vant les puissances et les produits de ces variables ; le coefficient d'ini produit quelconque des puisr

54 ESSAI PHILOSOPHIQLE

sances x et x' de t et de //, sera une fonction des exposans ou indices a: et x' de ces puissances; fonction que je nommerai fonction primitive y et dont V est la fonction génératrice.

Multiplions V par une fonction T des deux variables ^ et t'^ développée, comme Y, par raj> port aux puissances et aux produits de ces va- riables; le produit sera la fonction génératrice d'une dérivée de la fonction primitive : si T , par exemple , est égal à la variable / , plus à la va- riable t' moins deux , cette dérivée sera la fonc- tion primitive dont on diminue de l'unité l'in- dice J?, plus cette même fonction primitive dont on diminue de l'unité l'indice x'^ moins deux fois la fonction primitive. En désignant, quel que soit T, par la caractéristique cT placée devant la fonction primitive cette dérivée, le produit de V par la puissance « de T sera la fonction gé- nératrice de la dérivée de la fonction primitive, devant laquelle on place la puissance n de la caractéristique cT. De résultent des théorèmes analogues à ceux qui sont relatifs aux fonctions d'une seule variable.

Supposons que la fonction indiquée par la ca- ractéristique <r soit zéro ; on aura une équation aux différences partielles : si, par exemple, on fait, comme ci-dessus, T égal à la variable t,

S|i« IFS PUOliAlilLITES. ')J

plus a la \aiial)ic; /' moins deux, on a zéro égal à la fonction primitive dont on diminue de l'unité Tindice a*, plus la même fonction dont on diminue de Tunité l'indice ocf ^ moins deux fois la fonction primitive. I^i fonction génératrice V de cette fonction primitive ou de l'intégrale de cette équation , doit donc être telle que son pro- duit par T ne renferme point les produits de i par t\ mais V peut renfermer séparément les puissances de <, et celles de i\ c'est-à-dire une fonction arbitraire de Y et une fonction arbi- traire de t'\ Y est donc une fraction dont le nu- mérateur est la somme de ces deux fonctions arbitraires, et dont T est le dénominateur. I^ coefficient du produit de la puissance x de ^ par la puissance a^ de ^, dans le développement de cette fraction , sera donc l'intégrale de l'équa- tion précédente aux différences partielles. Cette méthode d'intégrer ce genre d'équations me pa- raît être la plus simple et la plus facile , par l'emploi des divers procédés analytiques pour le développement des fractions rationnelles.

De plus amples détails sur cette matière se- raient difficilement entendus sans le secours du calcul.

En considérant les équations aux différences j)arli<»lles infiniment j^tites comme des équations

56 ESSAI PHILOSOPHIQUE

aux différences partielles finies dans lesquelles rien n'est négligé, on peut éclaircir les points obscurs de leur calcul , qui ont été le sujet de grandes discussions parmi les géomètres. Cest ainsi que j'ai démontré la possibilité d'introduire des fonctions discontinues dans leurs intégrales, pourvu que la discontinuité n'ait lieu que pour les différentielles de l'ordre de ces équations ou d'un ordre supérieur. Les résultats transcendans du calcul sont comme toutes les abstractions de l'entendement, des signes généraux dont on ne peut connaître la véritable étendue qu'en remon- tant, par l'analyse métaphysique, aux idées élé- mentaires qui y ont conduit : ce qui présente souvent de grandes difficultés; car l'esprit hu- main en éprouve moins encore à se porter en avant qu'à se replier sur lui-même.

La comparaison des différences infiniment pe- tites avec les différences finies peut semblable- ment répandre un grand jour sur la métaphy- - sique du calcul infinitésimal.

On prouve facilement que la différence finie /i'*"" d'une fonction, dans laquelle l'accroissement de la variable est E, étant divisée par la puis- sance n de E; le quotient réduit en série par rapport aux puissances de l'accroissement E , est formé d'un premier terme indé|3endant de E. A

SUR LES PROBABILITKS. ^'J

mesure que E diminue, la série approcJie de plus eu plus de ce premier terme, dont elle peut ainsi ne différer que de quantités moindres que toute grandeur assignable. Ce terme est donc la limite de la série, et il exprime, dans le calcul diffé- rentiel, la différence infiniment petite n'''^' de la fonction , divisée par la puissance n de l'accrois- sement infiniment petit.

En considérant sous ce point de vue les diffé- rences infiniment petites , on voit que les diverses opérations du calcul différentiel reviennent à comparer séparément dans le développement d'expressions identiques, les ternies finis ou in- dépendans des accroissemens des variables que l'on regarde comme infiniment petits ; ce qui est rigoureusement exact, ces accroissemens étant indéterminés. Ainsi le calcul diflérentiel a toute l'exactitude des autres opérations algébriques.

La même exactitude a lieu dans les applica- tions du Calcul différentiel à la Géométrie et à la Mécanique. Si l'on conçoit ime courbe coupée par une sécante dans deux points voisins; en nommant E l'intervalle des ordonnées de ces deux points , E sera l'accroissement de l'abscisse depuis la première jusqu'à la seconde ordonnée. 11 est facile de voir que l'accroissement corres- pondant de l'ordonnée sera le produit de E par

58 ESSAI PHILOSOi»JIIQlIE

la première ordonnée divisée par sa sous-sécante : en augmentant donc dans l'équation de la courbe, la première ordonnée de cet accroissement, on aura l'équation relative à la seconde ordonnée : la différence de ces deux équations sera une troi- sième équation qui, développée par rapport aux puissances de E, et divisée par E, aura son premier terme indépendant de E, et qui sera la limite de ce développement. Ce terme , égalé à zéro , donnera donc la limite des sous-sécantes , limite qui est évidemment la sous-tangente.

Cette manière singulièrement heureuse d'ob- tenir les sous-tangentes est due à Fermât , qui l'a étendue aux courbes transcendantes. Ce grand géomètre exprime par la caractéristique E l'ac- croissement de l'abscisse; et en ne considérant que la première puissance de cet accroissement, il détermine exactement , comme on le fait par le calcul différentiel , les sous-tangentes des courbes , leurs points d'inflexion , les maxima et mininm de leurs ordonnées, et généralement ceux des fonctions rationnelles. On voit même, par sa belle solution du problème de la réfraction de la lumière , insérée dans le Recueil des Lettres de Descàrtes , qu'il savait, étendre sa méthode aux fonctions irrationnelles , en se débarrassant des irrationnalités, par l'éïévation des radicaux aux

SIR LES IMtOnAIilLITÉS. .^9

puissances. On doit donc regarder Fermât comme ie véritable inventeur du Calcul différentiel. New- ton a depuis rendu ce calcul plus analytique, dans sa Méthode des Fluxions ; et il en a sim- plifié et généralisé les procédés par son beau théorème du binôme. Enfin, presqu'en même temps, Leibnitz a enrichi le Calcul différentiel d'une notation qui, en indiquant le passage du fini à Tinfiniment petit, réunit à l'avantage d'ex- primer les résultats généraux de ce calcul, celui de donner les premières valeurs approchées des différences et des sommes des quantités ; notation qui s'est adaptée d'elle-même au calcul des dif- férentielles partielles.

On est souvent conduit à des expressions qui contiennent tant de termes et de facteurs , que les substitutions numériques y sont impraticables. C'est ce qui a lieu dans les questions de probabi- lité, lorsque l'pn considère un grand nombre d'évènemens. Cependant il importe alors d'avoir la valeur numérique des formules, pour con- naître avec quelle probabilité les résultats que les évènemens développent en se multipliant, sont indiqués. Il importe surtout d'avoir la loi suivant laquelle cette probabilité approche sans cesse de la certitude qu'elle finirait par atteindre, si le nombre des évènemens devenait infini. Pour

60 ESSAI PHILOSOPHIQUE

y parvenir, je considérai que les intégrales dé- finies de différentielles multipliées par des fac- teurs élevés à de grandes puissances, donnaient par l'intégration, des formules composées d'un grand nombre de termes et de facteurs. Cette remarque me fit naître l'idée de transformer dans de semblables intégrales, les expressions com- pliquées de l'analyse, et les intégrales des équa- tions aux différences. J'ai rempli cet objet par une méthode qui donne à la fois la fonction com- prise sous le signe intégral , et les limites de l'in- tégration. Elle offre cela de remarquable, savoir que cette fonction est la fonction même généra- trice des expressions et des équations proposées ; ce qui rattache cette méthode à la théorie des fonctions génératrices dont elle est ainsi le com- plément. Il ne s'agissait plus ensuite que de ré- duire l'intégrale définie en série convergente. C'est ce que j'ai obtenu par un procédé qui fait converger la série avec d'autant plus de rapidité, que la formule qu'elle représente est plus compliquée ; en sorte qu'il est d'autant plus exact, qu'il devient plus nécessaire. Le plus sou- vent , la série a pour facteur la racine carrée du rapport de la circonférence au diamètre : quel- quefois elle dépend d'autres transcendantes dont le nombre est infini.

SUR LES PROBABILITÉS. () I

Une remarque importante qui tient à la grande généralité de l'Analyse, et qui permet d'étendre cette méthode aux formules et aux équations à différences , que la théorie des probabilités pré- sente le plus fréquemment, est que les séries auxquelles on parvient en supposant réelles et po- sitives les limites des intégrales définies, ont également Heu dans le cas l'équation qui dé- termine ces limites n'a que des racines néga- tives ou imaginaires. Ces passages du positif au négatif, et du réel à l'imaginaire, dont j'ai le premier fait usage, m'ont conduit encore aux va- leurs de plusieurs intégrales définies singulières, que j'ai ensuite démontrées directement. On peut donc considérer ces passages comme un moyen de découverte, pareil à l'induction et à l'analogie employées depuis long-temps par les géomètres, d'abord avec une extrême réserve, ensuite avec une entière confiance, un grand nombre d'exemples en ayant justifié l'emploi. Cependant il est toujours nécessaire de confir- mer, par des démonstrations directes , les résul- tats obtenus par ces divers moyens.

J'ai nommé Calcul des fonctions génératrices l'ensemble des méthodes précédentes; ce calcul sert de fondement à l'ouvrage que j'ai publié sous ce titre : Théorie analytique des Probahi-

62 ESSAI PHILOSOPHIQUE

lités. 11 se rattache à l'idée simple criiidiquer les multiplications répétées d'ime quantité par elle- même , ou ses puissances entières et positives , en écrivant vers le haut de la lettre qui l'exprime, les nombres qui marquent les degrés de ces puissances. Cette notation employée par Des- cartes , dans sa Géométrie^ et généralement adop- tée depuis la publication de cet important ou- vrage, est peu de chose, surtout quand on la compare à la théorie des courbes et des fonctions variables, par laquelle ce grand géomètre a posé les fondemens des calculs modernes. Mais la lan- gue de l'Analyse, la plus parfaite de toutes, étant par elle-même un puissant instrument de découvertes, ses notations, lorsqu'elles sont né- cessaires et heureusement imaginées, sont autant de germes de nouveaux calculs. C'est ce que cet exemple rend sensible.

Wallis qui , dans son ouvrage intitulé Arithme- tica infinitorum y l'un de ceux qui ont le plus con- tribué aux progrès de l'Analyse, s'est attaché spécialement à suivre le fil de l'induction et de l'analogie , considéra que si l'on divise l'exposant d'une lettre par deux, trois, etc.; le quotient sera suivant la notation cartésienne, et lorsque la division est possible, rex|X)sant de la racine carrée, cidjique, etc. , de la quanlité que repré-

SUR LES PROBAniMTÉS. 63

sente la lettre élevée à Texposant dividende. En étendant par analogie ce résultat au cas la division n'est pas possible, il considéra une quantité élevée à un exposant fractionnaire comme la racine du degré indiqué par le dénominateur de cette fraction , de la quantité élevée à la puis- sance indiquée par le numérateur. Il observa ensuite que suivant la notation cartésienne, la multiplication de deux puissances d'une même lettre revient à ajouter leurs exposans, et que leur division revient à soustraire l'exposant de la puissance diviseur de celui de la puissance divi- dende, lorsque le second de ces exposans sur- passe le premier. Wallis étendit ce résultat au cas le premier exposant égale ou surpasse le second; ce qui rend la différence nulle ou né* gative. Il supposa donc qu'un exposant négatif indique l'unité divisée par la quantité élevée au même exposant pris positivement. Ces remarques le conduisirent à intégrer généralement les dif- férentielles monômes; d'où il conclut les inté- grales définies d'un genre particulier de diffé- rentielles binômes dont l'exposant est un nombre entier positif. En observant ensuite la loi des nombres qui expriment ces intégrales, une sé- rie d'interpolations et d'inductions heureuses l'on aperçoit le germe du calcul des intégrales

64 ESSAI PHILOSOPHIQUE

définies, qui a tant exercé les géomètres, et Tune des bases de ma nouvelle Théorie des Pwbabi- litéSy lui donna le rapport de la surface du cercle au carré de son diamètre , exprimé par un produit infini qui, lorsqu'on l'arrête, resserre ce rapport dans des limites de plus en plus rap- prochées; résultat l'un des plus singuliers de l'Analyse. Mais il est remarquable que Wallis, qui avait si bien considéré les exposans frac- tionnaires des puissances radicales, ait continué de noter ces puissances comme on l'avait fait avant lui. Newton , si je ne me trompe, employa, le premier, dans ses Lettres à Olciembourg ^ la notation de ces puissances par des exposans fractionnaires. En comparant par la voie de l'in- duction dont Wallis avait fait un si bel usage, les exposans des puissances du binôme avec les coefficiens des termes de son développement, dans le cas cet exposant est entier et positif, il détermina la loi de ces coefficiens , et il reten- dit, par analogie, aux puissances fractionnaires et négatives. Ces divers résultats, fondés sur la notation de Descartes, montrent son influence sur les progrès de l'Analyse. Elle a encore l'a- vantage de donner l'idée la plus simple et la plus juste des logarithmes qui ne sont en effet que les exposans d'une grandeur dont les puissances suc-

SUIl I.KS PHOBADIL1T1SS. 65

cessives, en croissant par degrés infiniment pe- tits, peuvent représenter tons les nombres.

Mais l'extension la plus nnportante que cette notation ait reçue, est celle des exposans va- riables; ce qui constitue le calcul exponentiel, Tune des branches les plus fécondes de l'Analyse moderne. I^ibnitz a indiqué, le premier, les transcendantes à exposans variables , et par-là, il a complété le système des élémens dont une fonction finie peut être composée ; car toute fonc- tion finie explicite d'une variable se réduit, en dernière analyse, à des grandeurs simples, com- binées par voie d'addition , de soustraction , de multiplication et de division, et élevées à des puissances constantes ou variables. Les racines des équations formées de ces élémens, sont des fonctions implicites de la variable. C'est ainsi qu'une variable ayant pour logarithme l'expo- sant de la puissance qui lui est égale dans la série des puissances du nombre dont le logarithme hyperbolique est l'unité, le logarithme d'une va- riable en est une fonction implicite.

Leibnitz imagina de donner à sa caractéristique différentielle les mêmes exposans qu'aux gran- deurs; mais alors ces exposans, au lieu d'indi- quer les multiplicîitions répétées d'une même grandeur, indiquent les différent iations répétées

5

66 ESSAI PHILOSOPHIQUE

d'une même fonction. Cette extension nouvelle de la notation cartésienne, conduisit Leibnitz à l'analogie des puissances positives avec les diffé- rentielles, et des puissances négatives avec les intégrales. Lagrange a suivi cette analogie sin- gulière dans tous ses développemens ; et par une suite d'inductions , qui peut être regardée comme une des plus belles applications que l'on ait faites de la méthode d'induction, il est parvenu à des formules générales aussi curieuses qu'utiles, sur les transformations des différences et des inté- grales les unes dans les autres, lorsque les va- riables ont des accroissemens finis divers , et lorsque ces accroissemens sont infiniment petits. Mais il n'en a point donné les démonstrations qu'il jugeait difficiles. La théorie des fonctions généra- trices étend à des caractéristiques quelconques, la notation cartésienne : elle montre avec évi- dence, l'analogie des puissances et des opéra- tions indiquées par ces caractéristiques ; en sorte qu'elle peut encore être envisagée comme le cal- cul exponentiel des caractéristiques. Tout ce qui concerne les séries et l'intégration des équations aux différences, en découle avec une extrême facilité.

SI K 1.1 S i*noii\inr ! Ti S 6t

APPLICATIONS DU CALCUL DES PROBABILITÉS.

Des jeux,

\ .es combinaisons que les jeiix présentent ont été l'objet des premières recherches sur les pro- babilités. Dans l'infinie variété de ces combi- naisons, plusieurs d'entre elles se prêtent avec facilité au calcul : d'autres exigent des calculs plus difficiles; et les difficultés croissant à me- sure que les combinaisons deviennent plus com- pliquées , le désir de les surmonter et la curiosité ont excité les géomètres à perfectionner de plus en plus ce genre d'analyse. On a vu précédem- ment que l'on pouvait facilement déterminer, par la théorie des combinaisons, les bénéfices d'une loterie. Mais il est plus difficile de savoir en combien de tirages on peut parier un contre un, par exemple, que tous les numéros seront sortis, n étant le nombre des numéros, r celui des numéros sortans à chaque tirage, et / le nombre inconnu des tirages . l'expression de la probabilité de la sortie de tous les numéros dépend de la différence finie n'*"*' de la puissance / d'un produit de r nombres consécutifs. Lorsque le nombre n est considéraljle , la recherche de la valeur de /, qui rend cette probabilité égale à ^,

5. .

68 ESSAI PHILOSOPHIQUE

devient impossible , à moins qu'on ne convertisse cette différence dans une série très convergente. C'est ce que l'on fait heureusement par la mé- thode ci-dessus indiquée pour les approximations des fonctions de très grands nombres. On trouve ainsi que la loterie étant composée de dix mille numéros dont un seul sort à chaque tirage ; il y a du désavantage à parier un contre un , que tous les numéros sortiront dans 95767 tirages, et de l'avantage à faire le même pari pour 95768 ti- rages. A la loterie de France, ce pari est désa- vantageux pour 85 tirages, et avantageux pour 86 tirages.

Considérons encore deux joueurs A et B jouant ensemble à croix ou pile , de manière qu'à cha- que coup, si croix arrive, A donne un jeton àB, qui lui en donne un si pile arrive : le nombre des jetons de B est limité , celui des jetons de A est illimité , et la partie ne doit finir que lorsque B n'aura plus de jetons. On demande en combien de coups on peut parier un contre un que la par- tie sera terminée. L'expression de la probabilité que la partie sera terminée dans un nombre / de coups , est donnée par une suite qui renferme un grand nombre de termes et de facteurs, si le nombre des jetons de B est considérable, la re- cherche de la valeur de l'inconnue 1 , qui rend

SUR LES PROBABILITÉS. 69

celle suite égale à | , serait donc alors impossible si Ton ne parvenait pas à réduire la suite dans une série très convergente. En lui appliquant la méthode dont on vient de parler , on trouve une expression fort simple de l'inconnue, de laquelle il résulte que si, par exemple, B a cent jetons, il y a un peu moins d'un contre un à parier que la partie sera finie en 23780 coups , et un peu plus d'un contre un à parier qu'elle sera finie dans aSySi coups.

Ces deux exemples, joints à ceux que nous avons déjà donnés , suffisent pour faire voir com- ment les problèmes sur les jeux ont pu contribuer à la perfection de l'Analyse.

Des inégalités inconnues qui peuvent exister entre les chances que Von suppose égales.

Les inégalités de ce genre ont sur les résultats du calcul des probabilités ime influence sensible qui mérite une attention particulière. Considérons le jeu de croix ou pile^ et supposons qu'il soit également facile d'amener Tune ou l'autre face de la pièce. Alors la probabilité d'amener croix au premier coup est \^ et celle de l'amener deux fois de suite est \, Mais s'il existe dans la pièce une inégalité qui fasse paraître une des faces plutôt que l'autre, sans que l'on connaisse quelle est la

70 ESSAI PHILOSOPHIQUE

face favorisée par cette inégalité , la probabilité d'amener croix an premier coup sera toujours \ ; parce que dans l'ignorance l'on est de la face que cette inégalité favorise , autant la probabilité de l'événement simple est augmentée si cette iné- galité lui est favorable, autant elle est diminuée si l'inégalité lui est contraire. Mais dans cette igno- rance même, la probabilité d'amener croix deux fois de suite est augmentée. En effet, cette proba- bilité est celle d'amener croix au premier coup, multipliée par la probabilité que l'ayant amené au premier coup, on l'amènera au second; or son arrivée au premier coup est un motif de croire que l'inégalité de la pièce le favorise; l'i- négalité inconnue augmente donc alors la proba- bilité d'amener croix au second coup ; elle accroît par conséquent le produit des deux probabilités. Pour soumettre cet objet au calcul, supposons que cette inégalité augmente d'un vingtième la probabilité de l'événement simple qu'elle favorise. Si cet événement est cwix, sa probabilité sera \ plus 2V Q" "H > ^t la probabilité de l'amener deux fois de suite sera le carré de ~ ou \^, Si l'événe- ment favorisé est pile^ la probabilité de croix sera ^ moins âV ^^^ À > ^^ ^^ probabilité de l'amener deux fois de suite sera -f^. Comme on n'a d'a- vance aucune raison de croire que l'inégalité fa-

SUR LKS PROBABILITÉS. 7I

vorise ïnn de ces évènemeiis plutôt que l'autre, il est clair que pour avoir la probabilité de Tévè- nement composé croiûc croix, il faut ajouter les deux probabilités précédentes et prendre la moitié de leur somme; ce qui donne \^ pour cette pro- babilité qui surpasse j , de -^ ou du carré de Taccroissement -^ que l'inégalité ajoute à la pos- sibilité de Tévènement qu'elle favorise. La proba- bilité d'amener pile pile est pareillement ||^; mais les pix)babilités d'amener croiœ pile, ou pile croix ne sont chacune que ^^; car la somme de ces quatre probabilités doit égaler la certitude ou l'unité. On trouve ainsi généralement que les causes constantes et inconnues qui favorisent les évènemens simples que l'on juge également pos- sibles, accroissent toujours la probabilité de la répétition d'im même événement simple.

Dans un nombre pair de coups , croix et pile doivent arriver tous deux , ou un nombre pair ou un nombre impair de fois. I^ probabilité de chacun de ces cas est \ si les possibilités des deux faces sont égales; mais s'il existe entre elles qne inégalité inconnue , cette inégalité est toujours favorable au premier cas.

Deux joueurs dont on suppose les adresses égales, jouent avec les conditions qu'à chaque coup, celui qui |>erd donne un jeton à son adver-

^a ESSAI PHILOSOPHIQUE

saire, et que la partie dure jusqu'à ce que l'un des joueurs n'ait plus de jetons. Le c^cul des probabilités nous montre que pour l'égalité du jeu, les mises des joueurs doivent être en raison inverse de leurs jetons. Mais s'il existe entre leurs adresses une petite inégalité inconnue , elle favo- rise celui des joueurs qui a le plus petit nombre de jetons. Sa probabilité de gagner la partie aug- mente si les joueurs conviennent de doubler, de tripler leurs jetons; et elle serait^ ou la même que la probabilité de l'autre joueur, dans le cas les nombres de leurs jetons deviendraient infi- nis, en conservant toujours le même rapport.

On peut corriger l'influence de ces inégalités inconnues, en les soumettant elles-mêmes aux chances du hasard. Ainsi au jeu de croix ou pile, si l'on a une seconde pièce que l'on projette cha- que fois avec la première , et que l'on convienne de nommer constamment croix la face amenée par cette seconde pièce, la probabilité d'amener croix deux fois de suite avec la première pièce , approchera beaucoup plus d'un quart que dans le cas d'une seule pièce. Dans ce dernier cas, la différence est le carré du petit accroissement de possibilité que l'inégalité inconnue donne à la face de la première pièce qu'elle favorise : dans l'autre cas, cette différence est le quadruple pro-

SUR LES PROBABILITÉS. yS

diiit de ce carré, par le carré correspondant relatif à la seconde pièce.

Que Ton jette dans une urne, cent numéros depuis un jusqu'à cent, dans Tordre de la numé- ration , et qu'après avoir agité l'urne , pour mê- ler ces numéros, on en tire un; il est clair que si le mélange a été bien fait, les probabilités de sortie des numéros seront les mêmes. Mais si l'on craint qu'il n'y ait entre elles de petites dif- férences dépendantes de l'ordre suivant lequel les numéros ont été jetés dans l'urne; on dimi- nuera considérablement ces différences, en je- tant dans une seconde urne, ces numéros suivant leur ordre de sortie de la première urne , et en agitant ensuite cette seconde urne pour mêler ces numéros. Une troisième urne , une qua- trième, etc., diminueraient de plus en plus ces différences déjà insensibles dans la seconde urne.

Des lois de la Probabilité, qui résultent de la multiplication indéfinie des évènemens.

Au milieu des causes variables et inconnues que nous comprenons sous le nom de hasard, et qui rendent incertaine et irrégulière, la marche des évènemens; on voit naître à mesure qu'ils se midtiplient, ime régularité frappante qui semble

74 ESSAI PHILOSOPHIQUE

tenir à un dessein, et que Ton a considérée comme une preuve de la providence. Mais en y réfléchis- sant, on reconnaît bientôt que cette régularité n'est que le développement des possibilités res- pectives des évènemens simples qui doivent se présenter plus souvent , lorsqu'ils sont plus pro- bables. Concevons, par exemple, une urne qui renferme des boules blanches et des boules noi- res; et supposons qu'à chaque fois que l'on en tire une boule, on la remette dans l'urne pour procéder à un nouveau tirage. Le rapport du nombre des boules blanches extraites, au nombre des boules noires extraites, sera le plus souvent très irrégulier dans les premiers tirages; mais les causes variables de cette irrégularité produisent des effets alternativement favorables et contraires à la marche régulière des évènemens, et qui se détruisant mutuellement dans l'ensemble d'un grand nombre de tirages, laissent de plus en plus apercevoir le rapport des boules blanches aux boules noires contenues dans l'urne, ou les possibilités respectives d'en extraire une boule blanche ou une boule noire à cliaque tirage. De résulte le théorème suivant.

Ija probabiUté que le rapport du nombre des boules blanches extraites , au nombre total des boules sorties , ne s'écarte j>as au-delà d'un in-

SUR LES PROB\niLITés. 7$

tervalle donné, du rapport du nombre des houles bJanciies , au nombre total des boules contenues dans l'urne, approche indéfiniment de la certi- tude, par la multipHcation indéfinie des évène- mens, quelque petit que Ton suppose cet in- tervalle.

Ce théorème indiqué par le bon sens, était difficile à démontrer par l'analyse. Aussi l'illustre géomètre Jacques Bernouilli qui s'en est occupé le premier, attachait-il une grande importance à la démonstration qu'il en a donnée. Le calcul des fonctions génératrices, appliqué à cet objet, non-seulement démontre avec facilité ce théo- rème , mais de plus il donne la probabilité que le rapport des évènemens observés ne s'écarte que dans certaines limites, du vrai rapport de leurs possibilités respectives.

On peut tirer du théorème précédent cette conséquence qui doit être regardée comme ime loi générale, savoir, que les rappoits des effets de la nature sont à fort peu près constans, quand ces effets sont considérés en grand nombre. Ainsi, malgré la variété des années, la somme des productions pendant im nombre d'années considérable est sensiblement la même; en sorte que l'homme, par une utile prévoyance, peut se mettre à l'abri de l'irn»gidarité des saisons , tn

76 ESSAI PHILOSOPHIQUE

répandant également sur tous les temps, les biens que la nature distribue d'une manière inégale. Je n'excepte pas de la loi précédente , les effets dus aux causes morales. Le rapport des naissances annuelles à la population, et celui des inariages aux naissances , n'éprouvent que de très petites variations : à Paris, le nombre des naissances an- nuelles est à peu près le même ; et j'ai ouï dire qu'à la poste, dans les temps ordinaires, le nom- bre des lettres mises au rebut par les défauts des adresses, change peu, chaque année; ce qui a été pareillement observé à Londres.

Il suit encore de ce théorème, que dans une série d'évènemens , indéfiniment prolongée, l'ac- tion des causes régulières et constantes doit l'em- porter à la longue, sur celle des causes irrégu- lières. C'est ce qui rend les gains des loteries aussi certains que les produits de l'agriculture; les chances qu'elles se réservent , leur assurant un bénéfice dans l'ensemble d'un grand nombre de mises. Ainsi des chances favorables et nombreuses étant constamment attachées à l'observation des principes éternels de raison, de justice et d'hu- manité, qui fondent et maintiennent les sociétés , il y a grand avantage à se conformer à ces prin-» cipes , et de graves inconvéniens à s'en écarter. Que l'on consulte les histoires et sa propre ex-

SUR LES PROBABILITÉS. 77

périence ; on y verra tous les faits venir à Tappui de ce résultat du calcul. Considérez les heureux effets des institutions fondées sur la raison et sur les droits naturels de Tliomme , chez les peuples qui ont su les établir et les conserver. Considérez encore les avantages que la bonne foi a procurés aux gouvernemens qui en ont fait la base de leur conduite , et comme ils ont été dédommagés des sacrifices qu'une scrupuleuse exactitude à tenir ses engagemens, leur a coûtés. Quel im- mense crédit au dedans ! quelle prépondérance au dehors! Voyez au contraire, dans quel abîme de malheurs, les peuples ont été souvent pré- cipités par l'ambition et par la perfidie de leurs chefs. Toutes les fois qu'ime grande puissance enivrée de l'amour des conquêtes , aspire à la domination universelle; le sentiment de l'indé- pendance produit entre les nations menacées, une coalition dont elle devient presque toujours la victime. Pareillement , au milieu des causes variables qui étendent ou qui resserrent les di- vers états; les limites naturelles, en agissant comme causes constantes , doivent finir par pré- valoir. Il importe donc à la stabilité comme au bonheur des empires, de ne pas les étendre au- delà de ces limites dans lesquelles ils sont ra- menés sans cesse par l'action de ces causes; ainsi

•78 ESSAI PHILOSOPHIQUE

que les eaux des mers, soulevées par de vio- lentes tempêtes , retombent dans leurs bassins par la pesanteur. C'est encore un résultat du calcul des probabilités , confirmé par de nom- breuses et funestes expériences. L' histoire traitée sous le point de vue de l'influence des causes constantes, unirait à l'intérêt de la curiosité, ce- lui d'offrir aux hommes les plus utiles leçons. Quelquefois on attribue les effets inévitables de ces causes , à des circonstances accidentelles qui n'ont fait que développer leur action. Il est, par exemple, contre la nature des choses, qu'un peuple soit à jamais gouverné par un autre qu'une vaste mer ou une grande distance en sépare. On peut affirmer qu'à la longue, cette cause constante se joignant sans cesse aux causes variables qui agissent dans le même sens, et que la suite des temps développe , finira par en trou- ver d'assez fortes pour rendre au peuple soumis, son indépendance naturelle, ou pour le réunira un état puissant qui lui soit contigu.

Dans un grand nombre de cas, et ce sont les ])lus importans de l'analyse des hasards , les pos- sibilités des évènemens simples sont inconnues, et nous sommes réduits à chercher dans les évène- mens passés , des indices qui puissent nous gui- der dans nos conjectures sur les causes dont ils

SUR LES PROBABILITÉS. 79

c!é|)endent. En appliquant l'analyse des fonc- tions génératrices, au principe exposé ci-devant, sur la probabilité des causes, tirée des événemens observés, on est conduit au théorème suivant.

Lorsqu'un événement simple ou composé de plusieurs événemens simples , tel qu'une partie de jeu, a été répété un grand nombre de fois; les possibilités des événemens simples qui ren- dent ce que Ton a observé, le plus probable, sont celles que l'observation indique avec le plus de vraisemblance : à mesure que l'événement ob- servé se répète , cette vraisemblance augmente et finirait par se confondre avec la certitude , si le nombre des répétitions devenait infini.

Il y a ici deux sortes d'approximations : l'une d'elles est relative aux limites prises de part et d'autre , des possibilités qui donnent au passé le plus de vraisemblance : l'autre approximation se rapporte à la probabilité que ces possibilités tom- bent dans ces limites. La répétition de l'évé- nement composé accroît de plus en plus cette probabilité , les limites restant les mêmes : elle ressserrede plus en plus l'intervalle de ces limites, la probabilité restant la même : dans l'infini , cet intervalle devient nul , et la probabilité se change en certitude.

Si l'on applique ce théorème, au rapport des

8o ESSAI PHILOSOPHIQUE

naissances des garçons à celles des filles, observé dans les diverses contrées de l'Europe , on trouve que ce rapport , partout à peu près égal à celui de as à 21 , indique avec une extrême probabi- lité une plus grande facilité dans les naissances des garçons. En considérant ensuite qu'il est le même à Naples et à Pétersbourg , on verra qu'à cet égard, l'influence du climat est insensible. On pouvait donc soupçonner contre l'opinion commune, que cette supériorité des naissances masculines subsiste dans l'Orient même. J'avais en conséquence invité les savans français envoyés en Egypte , à s'occuper de cette question inté- ressante ; mais la difficulté d'obtenir des rensei- gnemens précis sur les naissances , ne leur a pas permis de la résoudre. Heureusement , M. de Humboldt n'a point négligé cet objet dans l'im- mensité des choses nouvelles qu'il a observées et recueillies en Amérique, avec tant de sagacité, de constance et de courage. 11 a retrouvé entre les tropiques, le même rapport des naissances des garçons à celles des filles , que l'on observe à Paris; ce qui doit faire regarder la supériorité des naissances masculines comme une loi géné- rale de l'espèce humaine. Les lois que suivent à cet égard, les diverses espèces d'animaux, me paraissent dignes de l'attention des naturalistes.

SUR LES PROBABILITlés. 8l

I^ nipport des naissances des garçons à celles des filles , différant très peu de l'unité , des nom- bres même assez grands de naissances observées dans un lieu , pourraient offrir à cet égard un résultat contraire à la loi générale , sans que Ton lût en droit d'en conclure que cette loi n'y existe pas. Pour tirer cette conséquence , il faut em- ployer de très grands nombres, et s'assurer qu'elle est indiquée avec une grande pi-obabilité. Buffon cite , par exemple , dans son Arithmé- tique politique , plusieurs communes de Bour- gogne où les naissances des filles ont surpassé celles des garçons. Parmi ces communes , celle de Carcelle-le-Grignon présente , sur 2009 nais- sances pendant cinq années, 1026 filles et 988 garçons. Quoique ces nombres soient considéra- bles , cependant ils n'indiquent ime plus grande possibilité dans les naissances des filles, qu'avec la probabilité -^j; et cette probabilité plus petite que celle de ne pas amener croix quatre fois de Miite , au jeu de croix owpile, n'est pas suffisante pour rechercher la cause de cette anomalie qui , s(*lon toute vraisemblance , disparaîtrait si l'on suivait, pendant un siècle, les naissances dans (*ette commune.

I-«s registres des naissances, que l'on tient avec ' soin pour assurer l'état des citoyens , peuvent

6

82 ESSAI PHILOSOPHIQUE

servir à déterminer la population d'un grand empire, sans recourir au dénombrement de ses habitans, opération pénible et difficile à faire avec exactitude. Mais il faut pour cela connaître le rapport de la population aux naissances an- nuelles. Le moyen d'y parvenir, le plus précis, consiste à choisir dans l'empire, des départe- mens distribués d'une manière à peu près égale sur toute sa surface, afin de rendre le résultat général , indépendant des circonstances locales ; à dénombrer avec soin , pour une époque donnée, les habitans de plusieurs communes dans chacun de ces départemens; à déterminer par le relevé des naissances durant plusieurs années qui précèdent et suivent cette époque , le nombre moyen correspondant des naissances annuelles. Ce nombre , divisé par celui des habitans , don- nera le rapport des naissances annuelles à la po- pulation , d'une manière d'autant plus sûre , que le dénombrement sera plus considérable. Le gouvernement, convaincu de l'utilité d'un sem- blable dénombrement, a bien voulu en ordoiH ner l'exécution , à ma prière. Dans trente dépar- temens répandus également sur toute la France , on a fait choix des communes qui pouvaient ' fournir les renseignemens les plus précis. I^nrs dénombremens ont donné 2037616 individus

SI R LES PnOBABlMTÉS. 83

pour la somme totale de leurs habitans au n'i septembre 180-2. Le relevé des naissances dans ces communes pendant les années 1800, 1801 et i8o'2, a donné

Naissances.

I io3i!2 garçons. 105287 filles.

Mariages. 46037.

Décès.

io3659 bommes. 99443 femmes.

Le rapport de la population aux naissances annuelles est donc iS i\^oXuu ' ** ^^t plus grand qu'on ne Tavait estimé jusqu'ici. En multipliant par ce rapport le nombre des naissances annuelles en France, on aura la popidation de ce royaume. Mais quelle est la probabilité que la population ainsi déterminée , ne s'écartera pas de la véri- table au-delà d'une limite donnée ? En résolvant ce problème , et appliquant à sa solution les données précédentes , j'ai ti'ouvé que le nombre des naissances annuelles en France , étant sup- posé d'un million , ce qui porte sa population à 2835^845 babitans, il y a près de trois cent mille à parier contre un que l'erreur de ce ré- sultat n'est pas d'un demi-million.

Tve rapport des naissances des garçons à celles des filles, qu'offre le relevé précédent, est celui

6..

84 ESSAI PHILOSOPHIQUE

de 2 îi à 21 ; et les mariages sont aux naissances comme trois est à quatorze.

A Paris , les baptêmes des enfans des deux sexes s'écartent un peu du rapport de ii à ai. Depuis 1 745 , époque à laquelle on a commencé à distinguer les sexes sur les registres des nais- sances, jusqu'à la fin de 1784, on a baptisé, dans cette capitale, 393386 garçons et 877555 filles. Le rapport de ces deux nombres est à peu près celui de 2 5 à 24 ; il paraît donc qu'à Paris une cause particulière rapproche de l'égalité les baptêmes des deux sexes. Si l'on applique à cet objet le calcul des probabilités, on trouve qu'il y a 238 à parier contre un en faveur de l'existence de cette cause, ce qui suffit pour en autoriser la recherche. En y réfléchissant, il m'a paru que la différence observée tient à ce que les parens de la campagne et des provinces trouvant quelque avantage à retenir près d'eux les garçons, en avaient envoyé à l'Hospice des Enfans-Trouvés de Paris , moins relativement aux filles, que sui- vant le rapport des naissances des deux sexes. C'est ce que le relevé des registres de cet hos- pice m'a prouvé. Depuis le commencement de 1 745 jusqu'à la fin de 1 809 , il y est entré 163499 garçons et i59 [\oS filles. Le premier de ces nombres n'excède que d'un trente -huitième le

SUR LES PROBABILITÉS. 85

second qu'il aurait surpasser au moins d'un vingt-quatrième. Ce qui confirme l'existence de la cause assignée , c'est qu'en n'ayant point égard aux enfans trouvés , le rapport des naissances des garçons à celles des filles est à Paris celui de

32 à 21.

Les résultats précédens supposent que l'on peut assimiler les naissances aux tirages des boules d'ime urne qui renferme une infinité de boules blanches et de boules noires mêlées de manière qu'à chaque tirage les chances de sortie soient les mêmes pour chaque boule ; mais il est pos- sible que les variations des mêmes saisons dans les diverses années, aient quelque influence sur le rapport annuel des naissances des garçons à celles des filles. Le Bureau des Longitudes de France publie chaque année , dans son Annuaire , le tableau du mouvement annuel de la popula- tion du royaume. Les tableaux déjà publiés com- mencent à 1817: dans cette année et dans les cinq suivantes, il est 2962361 garçons et 2781997 filles; ce qui donne à fort peu près yf pour le rapport des naissances des garçons à celles des filles. Les rapports de chaque année s'éloignent peu de ce résultat moyen : le plus petit rapport est celui de 1822 , il n'a été que -j-J; le plus grand est de l'année 1817, il a

86 ESSAI PHILOSOPHIQUE

égalé -}-|. Ces rapports s'écartent sensiblement du rapport |~ trouvé ci-dessus. En appliquant à cet écart l'analyse des probabilités, dans l'hypo- thèse de l'assimilation des naissances aux tirages des boules d'une urne , on trouve qu'il serait très peu probable. Il paraît donc indiquer que cette hypothèse, quoique fort approchée, n'est pas rigoureusement exacte. Dans le nombre des nais- sances que nous venons d'énoncer, il y a en en- fans naturels 200494 garçons et 190 698 filles. Le rapport des naissances masculines et féminines a donc été à leur égard jf , plus petit que le rap port moyen |-|. Ce résultat est dans le même sens que celui des naissances des enfans trouvés ; et il semble prouver que dans la classe des enfans na- turels , les naissances des deux sexes approchent plus d'être égales que dans la classe des enfans légitimes. La différence des climats du nord au midi de la France ne paraît pas influer sensi- blement sur le rapport des naissances des garçons et des filles. Les trente départemens les plus méri- dionaux ont donné ■— pour ce rapport , comme pour la France entière.

La constance de la siq^riorité des naissances des garçons sur celles des filles , à Paris et à Lon- dres, depuis qu'on les observe, a paru à quel- ques savans être une preuve de la providence,

SUR Ll-S PROBABILITÉS. 87

>»aiis laquelle ils ont pensé que les causes irrégu- liei-es , qui troublent sans cesse la marche des évèueuiens , auraient du plusieurs fois rendre les naissances annuelles des filles supérieures à celles (les garçons.

Mais cette preuve est un nouvel exemple de l'abus que Ton a fait si souvent des causes finales , qui disparaissent toujours par un examen appro- fondi des questions, lorsqu'on a les données né- cessaires pour les i^soudre. La constance dont il s'agit est im résultat des causes régulièi'es qui donnent la supériorité aux naissances des gar- çons , et qui l'emportent sur les anomalies dues au hasard , lorsque le nombre des naissances an- nuelles est considérable. La recherche de la [)ro- babilité que cette constance se maintiendra pen- dant un long espace de temps , appartient à cette branche de l'Analyse des hasards qui remonte des évènemens passés à la probabilité des évè- nemens futurs; et il en résulte qu'en partant des naissances observées depuis 174^ jusqu'en 1784» il y auprès de quatre à parier contre un , qu'à Paris les naissances annuelles des garçons surp>as8eront constamment, pendant un siècle, les naissances des filles; il n'y a donc aucune raison de s'étonner que cela ait eu lieu pendant un demi-siècle.

88 ESSAI PHILOSOPHIQUE

Donnons encore un exemple du développement des rapports constans que les évènemens pré- sentent à mesure qu'ils se multiplient. Conce- vons une série d'urnes disposées circulairement, et renfermant , chacune , un très grand nombre de boules blanches et de boules noires : les rap- ports des boules blanches aux noires , dans ces urnes , pouvant être très différens à l'origine , et tels, par exemple, que l'une de ces urnes ne renferme que des boules blanches , tandis qu'ime autre ne contient que des boules noires. Si l'on tire une boule de la première urne , pour la mettre dans la seconde ; qu'après avoir agité cette seconde urne , afin de bien mêler la boule ajou- tée avec les autres, on en tire une boule pour la mettre dans la troisième urne, et ainsi de suite jusqu'à la dernière urne dont on extrait une boule pour la mettre dans la première; et que l'on recommence indéfiniment cette série de tirages , l'Analyse des probabilités nous montre que les rapports des boules blanches aux noires , dans ces urnes, finiront par être les mêmes et égaux au rapport de la somme de toutes les bou- les blanches à la somme de toutes les boules noires contenues dans les urnes. Ainsi par ce mode régulier de changement , l'irrégidarité pri- mitive de ces rapports disparaît à la longue pour

SUR LES PROBABILITÉS. 89

faire place à Tordre le plus simple. Maintenant si entre ces urnes on en intercale de nouvelles dans lesquelles le rapport de la somme des boules blanches à la somme des boules noires qu'elles contiennent , diffère du précédent ; en continuant indéfiniment , sur l'ensemble de ces urnes , les extractions que nous venons d'indiquer, l'ordre simple établi dans les anciennes urnes sera d'abord troublé , et les rapports des boules blanches aux boules noires deviendront irréguliers ; mais peu à peu cette irrégularité disparaîtra pour faire place à un nouvel ordre qui sera enfin celui de l'égalité des rapports des boules blanches aux boides noires contenues dans les urnes. On peut étendre ces résultats à toutes les combinaisons de la nature, dans lesquelles les forces constantes dont leurs élémens sont animés , établissent des modes réguliers d'action, propres à faire éclore du sein même du chaos , des systèmes régis par des lois admirables.

Les phénomènes qui semblent le plus dépendre du hasard présentent donc, en se multipliant, ime tendance à se rapprocher sans cesse de rap- ports fixes; de manière que si l'on conçoit de part et d'autre de chacun de ces rapports , un in- tervalle aussi petit que l'on voudra , la probabi- lité que le résultat moyen des observations tombe

90 ESSAI PHILOSOPHIQUE

dans cet intervalle, finira par ne différer de la certitude que d'une quantité au -dessous de toute grandeur assignable. On peut ainsi par le calcul des probabilités, appliqué à un grand nombre d'observations , reconnaître l'existence de ces rapports. Mais avant que d'en rechercher les causes, il est nécessaire, pour ne point s'é- garer dans de vaines spéculations , de s'assurer qu'ils sont indiqués avec ime probabilité qui ne permet point de les regarder comme des anoma- lies dues au hasard. La théorie des fonctions gé- nératrices donne une expression très simple de cette probabilité, que l'on obtient en intégrant le produit de la différentielle de la quantité dont le résultat déduit d'un grand nombre d'observa- tions s'écarte de la vérité , par une (5onstante moindre que l'unité, dépendante de la nature du problème , et élevée à une puissance dont l'exposant est le rapport du carré de cet écart au nombre des observations. L'intégrale prise entre des limites données , et divisée par la même inté- grale étendue à l'infini positif et négatif, expri- mera la probabilité que l'écart de la vérité est compris entre ces limites. Telle est la loi générale de la probabilité des résultats indiqués par un grand nombre d'observations.

SUR LES PROBABILITÉS. ()!

Application du Calcul des Probabilités y à la Philosophie naturelle.

Les phénomènes de la nature sont le plus souvent enveloppés de tant de circonstances étrangères, un si grand nombre de causes per- turbatrices y mêlent leur influence, qu'il est très difficile de les reconnaître. On ne peut y parvenir qu'en multipliant les observations ou les expé- riences , afin que les effets étrangers venant à se détruire réciproquement , les résultats moyens mettent en évidence ces phénomènes et leurs élé- mens divers. Plus les observations sont nom- breuses, et moins elles s'écartent entre elles; plus leurs résultats approchent de la vérité. On remplit cette dernière condition par le choix des méthodes d'observation , par la précision des instrumens , et par le soin que l'on met à bien observer : ensuite , on détennine par la théorie des probabilités, les résultats moyens les plus avantageux, ou ceux qui donnent le moins de prise à l'erreur. Mais cela ne suffit pas ; il est de plus nécessaire d'apprécier la probabilité que les erreurs de ces résultats sont comprises dans des limites données : sans cela , on n'a qu'une connaissance imparfaite du degré d'exactitude

^2. ESSAI PHILOSOPHIQUE

obtenu. Des formules propres à ces objets sont donc un vrai perfectionnement de la méthode des sciences, et qu'il est bien important d'ajouter à cette méthode. L'analyse qu'elles exigent est la plus délicate et la plus difficile de la théorie des probabilités : c'est un des principaux objets de l'ouvrage que j'ai publié sur cette théorie , et dans lequel je suis parvenu à des formules de ce genre, qui ont l'avantage remarquable d'être indépen- dantes de la loi de probabilité des erreurs , et de ne renfermer que des quantités données par les observations mêmes et par leurs expressions.

Chaque observation a pour expression analyti- que une fonction des élémens que l'on veut déter- miner; et si ces élémens sont à peu près conims, cette fonction devient une fonction linéaire de leurs corrections. En l'égalant à l'observation même , on forme ce que l'on nomme équation de condition. Si l'on a un grand nombre d'équations semblables , on les combine de manière à obtenir autant d'équations finales qu'il y a d'élémens dont on détermine ensuite les corrections en ré- solvant ces équations. Mais quelle est la manière la plus avantageuse de combiner les équations de condition, pour obtenir les équations finales? Quelle est la loi de probabilité des erreurs dont Je^ élémens que l'on en tire sont encore siiscepti-

SUR IFS PROBABILITÉS. ()3

bles? c'est ce que la théorie des probabilités fait connaître. La formation d'une équation finale, au moyen des équations de condition , revient à multiplier chacune de cellesK:i par un facteur indéterminé et à réunir ces produits ; il faut donc choisir le système de facteurs qui donne la plus petite erreur à craindre. Or il est visible que si Ton multiplie les erreurs possibles d'iui élément par leurs probabilités respectives, le système le plus avantageux sera celui dans lequel la somme de ces produits, tous pris positivement, est un minimum; car une erreur positive ou négative doit être considérée comme une perte. En formant donc cette somme de produits , la condition du minimum déterminera le système de facteurs qu'il convient d'adopter, ou le système le plus avanta- geux. On trouve ainsi que ce système est celui des coefficiens des élémens dans chaque équation de condition; en sorte que l'on forme une pre- mière équation finale, en multipliant respecti- vement chaque équation de condition par son coefficient du premier élément, et en réunissant toutes ces équations ainsi multipliées. On forme une seconde équation finale, en employant de même les coefficiens du second élément , et ainsi de suite. De cette manière , les élémens et les lois des phénomènes , renfermés dans le recueil d'im

94 ESSAI PJIILOSOPHIQIIE

grand nombre d'observations, se développent avec le pbis d'évidence.

La probabihté des erreurs que chaque élément laisse encore à craindre , est proportionnelle au nombre dont le logarithme hyperbolique est l'unité , élevé à une puissance égale au carré de l'erreur, pris en moins , et multiplié par un coef- ficient constant qui peut être considéré comme le module de la probabilité des erreurs, parce que l'erreur restant la même , sa probabilité dé- croît avec rapidité quand il augmente; en sorte que l'élément obtenu pèse , si je puis ainsi dire , vers la vérité , d'autant plus que ce module est plus grand. Je nommerai, par cette raison, ce module, poids de l'élément ou du résultat. Ce poids est le plus grand possible dans le système de facteurs, le plus avantageux; c'est ce qui donne à ce système la supériorité sur les autres. Par une analogie remarquable de ce poids avec ceux des corps comparés à leur centre commun de gravité , il arrive que si un même élément est donné par divers systèmes composés chacun d'un grand nombre d'observations , le résultat moyen le plus avantageux de leur ensemble est la somme des produits de chaque résultat partiel , par son }x>ids , cette somme étant divisée par celle de tous les poids. De plus , le poids total du résultat des

Sin LES PROBARlLITléS. ^5

divers svsUmiu'n t*sl la somme de leurs poids par- tiels ; en sorte que la probabilité des erreurs du résultat moyen de leur ensemble est proportion- nelle au nombre qui a Tunité pour logarithme hyperbolique élevé à une puissance égale au carré de Terreur, pris en moins, et multiplié par la somme de tous les poids. Chaque poids dépend , à la vérité, de la loi de probabilité des erreurs de chaque système , et presque toujours cette loi est inconnue; mais je suis heureusement parvenu à éliminer le facteur qui la renferme, au moyen de la somme des carrés des écarts des observations du système de leur résultat moyen. Il serait donc à désirer, pour compléter nos connaissances sur les résultats obtenus par l'ensemble d'un grand nombre d'observations, qu'on écrivît à côté de chaque résultat le poids qui lui correspond : l'Analyse fournit pour cet objet des méthodes générales et simples. Quand on a ainsi obtenu l'exponentielle qui représente la loi de probabilité des erreurs, on aura la probabilité que l'erreur du résultat est comprise dans des limites données, en prenant dans ces limites l'intégrale du produit de cette exponen- tielle par la différentielle de l'erreur, et en la multipliant par la racine carrée du poids du résidtat, divisé par la circonférence dont le dia-

96 ESSAI PHILOSOPHIQUE

mètre est runité. De il suit que pour une même probabilité , les erreurs des résultat^ sont réciproques aux racines carrées de leurs poids; ce qui peut servir à comparer leurs précisions respectives.

Pour appliquer cette méthode avec succès , il faut varier les circonstances des observations ou des expériences de manière à éviter les causes constantes d'erreur. Il faut que les observations soient nombreuses , et qu'elles le soient d'autant plus qu'il y a plus d'élémens à déterminer; car le poids du résultat moyen croît comme le nom- bre des observations, divisé par le nombre des élémens. Il est encore nécessaire que les élémens suivent , dans ces observations , une marche diffé- rente; car si la marche de deux élémens était rigoureusement la même, ce qui rendrait leurs coefficiens proportionnels dans les équations de condition ; ces élémens ne formeraient qu'une seule inconnue , et il serait impossible de les dis- tinguer par ces observations. Enfin , il faut que les observations soient précises : cette condition , la première de toutes, augmente beaucoup le poids du résultat , dont l'expression a pour divi- seur la somme des carrés des écarts des obser- vations de ce résultat. Avec ces précautions , on pourra faire usage de la méthode précédente,

sllt lAs IMtoUVDILITES. 97

et mesurer le degré de confiance que méritent les résultats déduits d*un grand nombre d'ob- servations.

La règle que nous venons de donner pour con- clure des équations de condition , les équations finales , revient à rendre un minimum la somme des carrés des erreurs des observations ; car cha- que équation de condition devient rigoureuse, en y substituant l'observation plus son erreur; et si Ton en tire l'expression de cette erreur , il est facile de voir que la condition du minimum de la somme des carrés de ces expressions , donne la règle dont il s'agit. Cette règle est d'autant plus précise, que les observations sont plus nom- breuses ; mais dans le cas même leur nombre est petit , il paraît naturel d'employer la même règle qui , dans tous les cas , offre un moyen simple d'obtenir sans tâtonnement les corrections que l'on cherche à déterminer. Elle peut servir encore à comparer la précision de diverses tables astronomiques d'un même astre. Ces tables peu- vent toujours être supposées réduites à la même forme , et alors elles ne diffèrent que par les épo- ques, les moyens mouvemens et les coefficiens des argumens ; car si l'une d'elles contient un argu- ment qui ne se trouve |K>int dans les autres, il est clair que cela revient à sup|K)ser nul dans celles-ci

gS ESSAI PHILOSOPHIQUE

le coefBcient de cet argument. Si maintenant on rectifiait ces tables par la totalité des bonnes ob- servations, elles satisferaient à la condition que la somme des carrés des erreurs soit un minimum; les tables qui, comparées à un nombre considé- rable d'observations , approchent le plus de cette condition , méritent donc la préférence.

C'est principalement dans l'Astronomie que la méthode exposée ci-dessus peut être employée avec avantage. Les tables astronomiques doivent l'exactitude vraiment étonnante qu'elles ont at- teinte, à la précision des observations et des théo- ries, et à l'usage des équations de condition, qui font concourir un grand nombre d'excellentes observations, à la correction d'un même élément. Mais il restait à déterminer la probabilité des er- reurs que cette correction laisse encore à crain- dre : c'est ce que la méthode que je viens d'exposer fait connaître. Pour en donner quelques applica- tions intéressantes , j'ai profité de l'immense tra- vail que M. Bouvard vient de terminer sur les mouvemens de Jupiter et de Saturne , dont il a construit des tables très précises. Il a discuté avec le plus grand soin les oppositions et les quadra- tures de ces deux planètes , observées par Bradley et par les astronomes qui l'ont suivi jusqu'à ces dernières années ; il en a conclu les corrections

M 11 MS PIlOBàBIMT^. ^

tles éléiiiens de leur moiiveinent et leurs masses comparées à celle du Soleil, prise pour unité. Ses calculs lui doiuient la masse de Saturne égale à la 35 1 2^ partie de celle du Soleil, En leur appliquant mes formules de probabilité, je trouve qu'il y a onze mille à parier contre un , que Terre ur de ce résidtat n'est pas un centième de sa valeur, ou , ce qui revient à très peu près au même, qu'après un siècle de nouvelles observations ajoutées aux précédeiites , et discutées de la même manière, le nouveau résultat ne différera pas d'un centième de celui de M. Bouvard. Ce savant astronome trouve encore la iiias>e de Jupiter égale àla 1071® partie du Soleil ; et* ma méthode de probabilité donne un million à parier contre un , que ce ré- sultat n'est pas d'un centième en erreur.

Cette méthode peut être encore appliquée avec succès aux opérations géodésiques. On détermine la longueur d'un grand arc à la surface de la terre, par ime chaîne de triangles qui s'appuient sur une base mesurée avec exactitude. Mais quel- que précision que l'on apporte dans la mesure des angles, les erreurs inévitables peuvent, en s' accumulant , écarter sensiblement de la vérité la valeur de Tare que l'on a conclu d'un grand nombre de triangles. On ne connaît donc qu'im- parfaitement cette valeur, si l'on ne peut pas as-

lOO ESSAI PHILOSOPHIQUE

signer la prx)babilité que son erreur est comprise dans des limites données. L'erreur d'un résultat géodésique est une fonction des erreurs des an- gles de chaque triangle. J'ai donné, dans l'ouvrage cité , des formules générales pour avoir la proba- bilité des valeurs d'une ou de plusieurs fonctions linéaires d'un grand nombre d'erreurs partielles dont on connaît la loi de probabilité; on peut donc , au moyen de ces formules , déterminer la probabilité que l'erreur d'un résultat géodésique est contenue dans des limites assignées , quelle que soit la loi de probabilité des erreurs par- tielles. Il est d'autant plus nécessaire de se rendre indépendant de cette loi , que les lois même les plus simples sont toujours infiniment peu pro- bables, vu le nombre infini de celles qui peuvent exister dans la nature. Mais la loi inconnue des erreurs partielles introduit dans les formules une indéterminée qui ne permettrait point de les réduire en nombres , si l'on ne pai'venait pas à l'éliminer. On a vu que dans les questions astrono- miques où chaque observation fournit une équa- tion de condition pour avoir les élémens , on éli- mine cette indéterminée au moyen de la somme des carrés des restes , lorsqu'on a substitué dans chaque équation les valeurs les plus probables des élémens. I^s questions géodésiques n'offrant

SUR LES PKOBABILITES. lOI

point de semblables équations , il faut chercher un autre moyen d'élimination. La quantité dont la somme des angles de chaque triangle observa surpasse deux angles droits plus l'excès spliérique, foi MI lit ce moyen. Ainsi Ton remplace par la somme des carrés de ces quantités, la somme des carrés des restes des équations de condition ; et Ton peut assigner en nombres, la probabilité que Terreur du résultat final d'une suite d'opé* rations géodésiques , n'excède pas une quantité donnée. Mais quelle est la manière la plus avan- tageuse de répartir entre les trois angles de cha- que triangle, la somme observée de leurs erreurs? L'analyse des probabilités fait voir que chaque angle doit être diminué du tiers de cette somme, pour que le poids d'un résultat géodésique soit le plus grand qu'il est possible ; ce qui rend une même erreur moins probable. Il y a donc beau- coup d'avantage à observer les trois angles de chaque triangle, et à les corriger comme on vient de le dire. Le simple bon sens fait pressentir cet avantage; mais le calcul des probabilités peut seul l'apprécier et faire voir que par cette correction il devient le plus grand qu'il est possible.

Pour s'assurer de l'exactitude delà valeur d'un grand arc qui s'appuie sur une base mesurée à runt' de ses extrémih s . ••u mesure une seconde

I02 ESSAI PUILOSOPHigUE

base vers l'autre extrémité; et Ton conclut de Tune de ces bases la longueur de l'autre. Si cette longueur s'écarte très peu de l'observation , il y a tout lieu de croire que la chaîne de triangles qui unit ces bases est exacte à fort peu près, ainsi que la valeur du grand arc qui en résulte. On corrige ensuite cette valeur en modifiant les an- gles des triangles , de manière que les bases cal- culées s'accordent avec les bases mesurées. Mais cela peut se faire d'une infinité de manières, parmi lesquelles on doit préférer celle dont le résultat géodésique a le plus grand poids , puis- que la même erreur devient moins probable. L'a- nalyse des probabilités donne des formules pour avoir directement la correction la plus avanta- geuse qui résulte des mesures de plusieurs bases et les lois de probabilité que fait naître la multi- plicité des bases, lois qui deviennent plus rapi- dement décroissantes par cette multiplicité.

Généralement , les erreurs des résultats déduits d'un grand nombre d'observations sont des fonc- tions linéaires des erreurs partielles de chaque observation. Les coefficiens de ceS fonctions dé- pendent de la nature du problème et du procédé suivi pour obtenir les résultats. Le procédé le plus avantageux est évidemment celui dans le- quel une même erreur dans les résultats, est

SUR LES PROBABILITÉS. lo'^

moins probable que suivant tout autre procédé. L'application du Calcul des probabilités à la Phi- losophie naturelle, consiste donc à déterminer analytiquement la probabilité de* valeurs de ces fonctions , et à choisir leurs coefficiens indéter- minés , de manière que la loi de cette probabilité soit le plus rapidement décroissante. En élimi- nant ensuite des formules, par les données de la question , le facteur qu'introduit la loi pres- que toujours inconnue de la probabilité des erreurs partielles, on pourra évaluer numéri- quement la probabilité que les erreurs des ré- sultats n'excèdent pas une quantité donnée. On aura ainsi tout ce que Ton peut désirer touchant les résultats déduits d'un grand nombre d'obser- vations.

On peut encore obtenir des résultats fort ap- prochés, par d'autres considérations. Supposons, par exemple , que l'on ait mille et une observa- tions d'une même grandeur : la moyenne arith- métique de toutes ces observations est le résultat donné par la méthode la plus avantageuse. Mais on pourrait choisir le résultat d'après la condi- tion que la somme de ses écarts de chaque valeur partielle, pris tous positivement, soit un minimum. 11 paraît, en effet, naturel de regarder comme très approché le résultat qui satisfait à cette coq-

Io4 ESSAI PHILOSOPHIQUE

dition. Il est facile de voir que si Ton dispose les valeurs données par les observations , suivant l'ordre de grandeur, la valeur qui occupera le milieu remplira la condition précédente, et le calcul fait voir que dans le cas d'un nombre infini d'observations , elle coïnciderait avec la vérité ; mais le résultat donné par la méthode la plus avantageuse est encore préférable.

On voit par ce qui précède , que la théorie des probabilités ne laisse rien d'arbitraire dans la ma- nière de répartir les erreurs des observations ; ' elle donne , pour cette répartition , les formules les plus avantageuses , ou qui diminuent le plus qu'il est possible Jes erreurs à craindre sur les résultats.

La considération des probabilités peut servir à démêler les petites inégalités des mouvemens célestes enveloppées dans les erreurs des obser- vations , et à remonter à la cause des anoma- lies observées dans ces mouvemens. Ce fut en comparant entre elles toutes ses observations , que Ticho-Brahé reconnut la nécessité d'appli- quer à la Lune une équation du temps différente de celle que l'on appliquait au Soleil et aux pla- nètes. Ce fut pareillement l'ensemble d'un grand nombre d'observations , qui fit connaître à Mayer que le coefficient de l'inégalité de la précession

SUR LES PnOBABlLlTtS. lo5

<lo!t être lui peu diminué pour la Lune. Mais comme cette diminution , quoique confirmée et même augmentée par Mason, ne paraissait pas résulter de la gravitation universelle, la plupart des astronomes la négligèrent dans leurs calculs. Ayant soumis au calcul des probabilités un nom- bre considérable d'observations lunaires, choisies dans cette vue , et que M. Bouvard voulut bien discuter à ma prière , elle me parut indiquée avec une probabilité si forte, que je crus devoir en rechercher la cause. Je vis bientôt qu'elle ne pou- vait être que Tellipticité du sphéroïde terrestre , négligée jusque alors dans la théorie du mou- vement limaire , comme ne devant y produire que des termes insensibles. J'en conclus que ces termes deviennent sensibles parles intégrations successives des équations différentielles. Jedéter minai donc ces termes par une analyse particulière, et je découvris d'abord l'inégalité du mouvement lunaire en latitude, qui est proportionnelle au sinus de la longitude de la Lune, et qu'aucun astronome n'avait encore soupçonnée. Je recon- nus ensuite , au moyen de cette inégalité , qu'il en existe une autre dans le mouvement lunaire en longitude , qui produit la diminution observée par Mayer dans l'équation de la précession appli- cable à la Lune. I^a quantité de cette diminution ,

lo6 ESSAI PHILOSOPHIQUE

et le coefficient de l'inégalité précédente en la- titude sont très propres à fixer l'aplatissement de la Terre. Ayant fait part de mes recherches à M. Burg, qui s'occupait alors à perfectionner les tables de la Lune , par la comparaison de toutes les bonnes observations , je le priai de détermi- ner avec un soin particulier ces deux quantités. Par un accord très remarquable , les valeurs qu'il a trouvées donnent à la Terre le même aplatisse- ment 3^ , aplatissement qui diffère peu du milieu (Conclu des mesures des degrés du méridien et du pendule ; mais qui, vu l'influence des erreurs des observations et des causes perturbatrices sur ces mesures , me paraît plus exactement déterminé par ces inégalités lunaires.

Ce fut encore par la considération des proba- bilités que je reconnus la cause de l'équation séculaire de la Lune. Les observations modernes de cet astre , comparées aux anciennes éclipses , avaient indiqué aux astronomes une accélération dans le mouvement lunaire ; mais les géomètres ^ et particulièrement Lagrange, ayant inutilement cherché dans les perturbations que ce mouvement éprouve , les termes dont cette accélération dé- [>end , ils la rejetèrent. Un examen attentif des observations anciennes et modernes y et des éclip- se* intermédiaires observées par les Arabes , me

SUR LES PROBABILITES. FO7

fit voir qu'elle était indiquée avec une grande probabilité. Je repris alors sous ce point de vue la théorie lunaire, et je reconnus que l'équation séculaire de la Lune est due à l'action du Soleil sur c( sah'llite, combinée avec la variation sécu- laire de l'excentricité de l'orbe terrestre ; ce qui me fit découvrir les équations séculaires des mou- vemens des nœuds et du périgée de l'orbite lu- naire, équations qui n'avaient pas même été soupçonnées par les astronomes. L'accord très remarquable de cette théorie avec toutes les ob- servations anciennes et modernes , Ta portée au plus haut degré d'évidence.

Le calcul des probabilités m'a conduit pareil- lement à la cause des grandes irrégularités de Jupiter et de Saturne. En comf>arant les obser- vations modernes aux anciennes , Halley trouva une accélération dans le mouvement de Jupiter, et un ralentissement dans celui de Saturne. Pour concilier les observations, il assujétit ces mou- vemens à deux équations séculaires de signes contraires, et croissantes comme les carrés des temps écoulés depuis 1700. Euler et Lagrange soumirent à l'Analyse les altérations que devait produire dans ces mouvemens l'attraction mu^ tuelle des deux planètes. Ils y trouvèrent des équations séculaires; mais leurs résidtats étaient

Io8 ESSAI PHILOSOPHIQUE

si différens, que l'un d'eux au moins devait être erroné. Je me déterminai donc à reprendre ce problème important de la Mécanique célestOy et je reconnus l'invariabilité des moyens mouve- mens planétaires ; ce qui fit disparaître les équa- tions séculaires introduites par Halley dans les tables de Jupiter et de Saturne. Il ne restait ainsi , pour expliquer les grandes irrégularités de ces planètes , que les attractions des comètes auxquelles plusieurs astronomes eurent effecti- vement recours , ou l'existence d'une inégalité à longue période, produite dans les mouvemens des deux planètes par leur action réciproque , et affectée de signes contraires pour chacune d'elles. Un théorème que je trouvai sur les inégalités de ce genre , me rendit cette inégalité très vrai- semblable. Suivant ce théorème, si le mouve- ment de Jupiter s'accélère , celui de Saturne se ralentit, ce qui est déjà conforme à ce que Halley avait remarqué : de plus, l'accélération de Jupiter, résultante du même théorème , est au ralentisse- ment de Saturne à très peu près dans le rapport des équations séculaires proposées par Halley. En considérant les moyens mouvemens de Jupiter et de Saturne , il me fut aisé de reconnaître que deux fois celui de Jupiter ne diffère que d'une très petite quantité de cinq fois celui de Saturne.

SUR LES PROBABILITES. IO()

La période criine inégalité qui aurait pour argu- ment cette différence, serait d'environ neuf siècles. A la vérité , son coefficient serait de Tordre des cubes des excentricités des orbites; mais je sa- vais qu'en vertu des intégrations successives , il acquiert pour diviseur le carré du très petit mul- tiplicateur du temps dans l'argument de cette inégalité , ce qui peut lui donner une grande va- leur : l'existence de cette inégalité me parut donc trè probable. La remarque suivante accrut encore sa probabilité. En supposant son argument nul , vers l'époque des observations de Ticho-Brahé , je vis que Halley avait trouver par la compa- raison des observations modernes aux anciennes les altérations qu'il avait indiquées ; tandis que la comparaison des observations modernes entre elles devait offrir des altérations contraires et pareilles à celles que Lambert avait conclues de cette comparaison. Je n'hésitai donc point à entre- prendre le calcul long et pénible , nécessaire pour m'assurer de l'existence de cette inégalité. Elle fiit entièrement confirmée par le résultat de ce calcul qui , de plus , me fit connaître un grand nombre d'autres inégalités dont l'ensemble a porté les tables de Jupiter et de Saturne à la précision des observations mêmes.

Ce fut encore au moyen <lii calcul des proba-

I lO E^Al PHILOSOPHIQUE

bilités que je reconnus la loi remarquable des mouvemens moyens des trois premiers satellites de Jupiter, suivant laquelle la longitude moyenne du premier, moins trois fois celle du second , plus deux fois celle du troisième , est rigoureusement égale à la demi-circonférence. L'approximation avec laquelle les moyens mouvemens de ces astres satisfont à cette loi depuis leur découverte, m- diquait son existence avec une vraisemblance extrême ; j'en cherchai donc la cause dans leur action mutuelle. L'examen approfondi de cette action me fit voir qu'il a suffi qu'à l'origine les rapports de leurs moyens mouvemens aient ap- proché de cette loi , dans certaines limites , pour que leur action mutuelle l'ait établie et la main- tienne en rigueur. Ainsi ces trois corps se balan- ceront éternellement dans l'espace, suivant la loi précédente, à moins que des causes étrangères, telles que les comètes, ne viennent chauger brus- quement leurs mouvemens autour de Jupiter.

On voit par combien il faut être attentif aux indications de la nature , lorsqu'elles sont le ré- sultat d'un grand nombre d'observations, quoique d'ailleurs elles soient inexplicables par les moyens connus. L'extrême difficulté des problèmes rela- tifs au système du inonde a forcé les géomètres de recourir à des approximations qui laissent

SIR LES PROBABILITKS. Ml

toujours a craindre que les quantités négligées n'aient une influence sensible. Ix)rsqu'ils ont été avertis de cette influence par les observations, ils sont revenus sur leur analyse : en la rectifiant, ils ont toujours retrouvé la cause des anomalies observées; ils en ont déterminé les lois, et sou- vent ils ont devancé l'observation en découvrant des inégalités qu'elle n'avait pas encore indi- quées. Ainsi Ton peut dire que la nature elle- même a concouru à la perfection analytique des théories fondées sur le principe de la pesan- teur universelle; et c'est, à mon sens, une des plus fortes preuves de la vérité de ce principe admirable.

Dans les cas que je viens de considérer, la solution analytique des questions a converti la probabilité des causes en certitude. Mais le plus souvent cette solution est impossible , et il ne reste qu'à augmenter de plus en plus cette pro- babilité. Au milieu des nombreuses et incalcu- lables modifications que l'action des causes reçoit alors des circonstances étrangères , ces causes conservent toujours , avec les effets observés , des rapports propres à les faire reconnaître et à véri- fier leur existence. En déterminant ces rapports et en les comparant avec un grand nombre d'ob- servations , si l'on trouve qu'ils y satisfont cons-

Ml ESSAI PHILOSOPHIQUE

taiinneiit, la probabilité des causes pourra s'en accroître au point d'égaler celle des faits sur les- quels on ne se permet aucun doute. La recherche de ces rapports des causes à leurs effets , n'est pas moins utile dans la philosophie naturelle que la solution directe des problèmes , soit pour vérifier la réalité de ces causes , soit pour déterminer les lois de leurs effets : pouvant être employée dans un grand nombre de questions dont la solution directe n'est pas possible, elle la remplace de la manière la plus avantageuse. Je vais exposer ici l'application que j'en ai faite à l'un des plus inté- ressans phénomènes de la nature, au flux et au reflux de la mer.

Pline le naturaliste a donné de ce phénomène une description remarquable par son exactitude, et dans laquelle on voit que les anciens avaient observé que les marées de chaque mois sont les plus grandes vers les syzygies , et les plus petites vers les quadratures ; qu'elles sont plus hautes dans le périgée que dans l'apogée de la Lune, et dans les équinoxes que dans les solstices. Ils en avaient conclu que ce phénomène est à l'action du Soleil et de la Lune sur la mer. Dans la préface de son ouvrage De Stella Mardis y KtV pler admit une tendance des eaux de la mer vers la Lune; mais, ignorant la loi de cette tendance,

SUR LES PRORABILITKS. Il3

il ne put donner sur k i objet qu'un aperçu viaiseniblable. Newton convertit en certitude la |)robabilité de cet aperçu , en le rattachant à son grand principe de la pesanteur universelle. Il donna l'expression exacte des forces attractives qui produisent le flux et le reflux de la mer ; et pour en déterminer les eflfets , il supposa que la mer prend à chaque instant la figure d'équilibre qui convient à ces forces. Il expliqua de cette manière les principaux phénomènes des marées; mais il suivait de cette théorie que dans nos ports les deux marées du même jour seraient fort iné- gales lorsque le Soleil et le Lune auraient une grande déclinaison. A Brest, par exemple, la marée du soir serait dans les syzygies des sols- tices environ huit fois plus grande que la marée du matin; ce qui est entièrement contraire aux observations qui prouvent que ces deux marées sont à fort peu près égales. Ce résidtat de la théo- rie newtonienne pouvait tenir à la supposition que la mer parvient à chaque instant à la figure d'équilibre, supposition qui n'est pas admissible. Mais la recherche de la vraie figure de la mer présentait de grandes difficultés. Aidé par les dé- couvertes que les géomètres venaient de faire sur la théorie du mouvement des fluides et sur le calcul aux diff*érences partielles , j'entrepris cette

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I F 4 ESSAI PHILOSOPHIQUE

recherche, et je donnai les équations différen- tielles du mouvement de la mer, en supposant qu'elle recouvre la terre entière. En me rappro- chant ainsi de la nature , j'eus la satisfaction de voir que mes résultats se rapprochaient des ob- servations, surtout à l'égard du peu de différence qui existe dans nos ports , entre les deux marées syzygies solsticiales d'un même jour. Je trouvai qu'elles seraient égales, si la mer avait partout la même profondeur; je trouvai encore qu'en don- nant à cette profondeur des valeurs convenables , on pouvait augmenter la hauteur des marées dans un port conformément aux observations. Mais ces recherches, malgré leur généralité, ne satisfai- saient point aux grandes différences que prc^en- tent , à cet égard , des ports même très voisins , et qui prouvent l'influence des circonstances locales. Tj'impossibilité de connaître ces circonstances et l'irrégularité du bassin des mers, et celle d'inté- grer les équations aux différences partielles qui y sont relatives m'a forcé d'y suppléer par la mé- thode que j'ai ci-dessus indiquée. J'ai donc cher- ché à déterminer le plus de rapports qu'il est pos- sible entre les forces qui sollicitent toutes les molécules de la mer et leurs effets observables dans nos ports. Pour cela , j'ai fait usage du

SI'R LFS PROBMJIl ITIS. Il5

pniiciju* suivant , qui peut s'appliquer à beau- coup d'autres phénomènes.

(( L'état d'un système de corps, dans lequel les ') conditions primitives du mouvement ont dis- paru par les résistances que ce mouvement » éprouve , est périodique comme les forces qui » l'animent. »

En combinant ce phncipe avec celui de la coexistence des oscillations très petites, je suis parvenu à une expression de la hauteur des ma- rées, dont les arbitraires comprennent l'effet des circonstances locales de chaque port , et sont ré- duites au plus petit nombre possible : il ne s'agis- sait plus que de la comparer à un grand nombre d'observations.

Sur l'invitation de l'Académie des Sciences^ on fit à Brest, au commencement du dernier siècle, des observations des marées , qui furent conti- nuées pendant les six années consécutives. La situation de ce port est très favorable à ce genre d'observations : il communique avec la mer, par un canal qui aboutit à une rade fort vaste , au fond de laquelle le port a été construit. I^es irré- gularités de la mer parviennent ainsi dans ce port très affaiblies , à peu près comme les oscil- lations que le mouvement irrégulier d'un vais- seau produit dans le baromètre, sont atténuées

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Il6 ESSAI PHILOSOPHIQUE

par un étranglement fait an tube de cet instrti* ment. D'ailleurs , les marées étant considérables à Brest , les variations accidentelles causées par les vents n'en sont qu'une faible partie : aussi Ton remarque dans les observations de ces ma- rées , pour peu qu'on les multiplie , une grande régularité qui me fit proposer au gouvernement d'ordonner, dans ce port, une nouvelle suite d'observations des marées , continuée pendant une période du mouvement des nœuds de l'orbite lunaire. C'est ce que l'on a entrepris. Ces ob- servations datent du i^'^juin de l'année 1806; et depuis cette époque elles ont été faites , chaque jour, sans interruption. Je dois au zèle infatigable de M. Bouvard , pour tout ce qui intéresse l'as- tronomie , les calculs immenses que la compa- raison de mon analyse avec les observations a exigés. Il y a employé près de six mille observa- tions faites pendant l'année 1 807 et les quinze années suivantes. Il résulte de cette comparai- son, que mes formules représentent avec une précision remarquable toutes les variétés des ma- rées relatives à l'élongation de la Lune au Soleil, aux déclinaisons de ces astres , à leurs distances à la Terre et aux lois de variation près du maxi- mum et du minimum de chacun de ces élémens. Il résulte de cet accord une probabiHté que le flux

SUR LES PROBADlLlTlilS. II7

t*r le reflux de la mer est du à Taltraction du So- leil et de \i\ 1 jine, si approchante de la certitude, qu'elle ne doit laisser lieu à aucun doute raison- nable. Elle se change en certitude quand on con- sidère que cette attraction dérive de la loi de la pesanteur universelle démontrée par tous les phé- nomènes célestes.

L'action de la Lune sur la mer est plus que double de celle du Soleil. Newton et ses succes- seurs n'avaient eu égard , dans le développement de cette action , qu'aux termes divisés par le cube delà distance de la Lune à la Terre, jugeant que les effets dus aux termes suivans devaient être insensibles. Mais le calcul des probabilités fait voir que les plus petits effets des causes régulières peuvent se manifester dans les résultats d'un très grand nombre d'observations disposées dans l'or- dre le plus propre à les indiquer. Ce calcul dé- termine encore leur probabilité , et jusqu'à quel point il faut multiplier les observations pour la rendre fort i;rande. En l'appliquant aux nom- breuses ol)s(M\, liions discutées par M. Bouvard , j'ai reconnu qu'à Brest l'action de la Lime sur la mer est plus grande dans les pleines lunes que dans les nouvelles lunes, et lorsque la Lune est australe, que loi-squ'elle est boréale, phénomènes qui ne peuvent résidter que des termes de Faction lu-

Il 8 ESSAI PHILOSOPHIQUE

naire , divisés par la quatrième puissance de la distance de la Lune à la Terre.

Pour arriver à l'Océan, l'action du Soleil et de la Lune traverse l'atmosphère qui doit par consé- quent en éprouver l'influence, et être assujétie à des mouvemens semblables à ceux de la mer. Ces mouvemens produisent dans le baromètre des oscillations périodiques. L'analyse m'a fait voir qu'elles sont insensibles dans nos climats. Mais comme les circonstances locales accroissent con- sidérablement les marées dans nos ports , j'ai re- cherché si des circonstances pareilles ont rendu sensibles ces oscillations du baromètre. Pour cela , j'ai fait usage des observations météorolo- giques que l'on fait, chaque jour, depuis plusieurs années, à l'Observatoire royal. Les hauteurs du baromètre et du thermomètre y sont observées à neuf heures du matin, à midi, à trois heures et à onze heures du soir. M. Bouvard a bien voulu re- lever sur ses registres les observations des huit an- nées écoulées depuis le i*' octobre i8i5 jusqu'au i®*" octobre iSaS. En disposant ces observations de la manière la plus propre à indiquer le flux lunaire atmosphérique à Paris , je ne trouve qu'un dix- huitième de millimètre pour l'étendue de l'oscil- lation correspondante du baromètre. C'est ici , surtout , que se fait sentir la nécessité d'une mé-

SVB LES PROBABILITÉS. 1 (Ç)

il iode pour déterminer la probabilité d'un résul- tat , méthode sans laquelle on est exposé à pré- senter connue lois de la nature les effets des causes irrégulières ; ce qui est arrivé souvent en Météorologie. Cette méthode appliquée au résul- tat précédent en montre l'incertitude, malgré le grand nombre d'observations employées , qu'il faudrait décupler pour obtenir un résultat suffi- samment probable.

Le principe qui sert de base à ma théorie di s marées, peut s'étendre à tous les effets du hasard auquel se joignent des causes variables suivant des lois régulières. L'action de ces causes pro- duit dans les résultats moyens d'un grand nom- bre d'effets , des variétés qui suiveiU les méiues lois , et que l'on peut reconnaître par l'analyste des probabilités. A mesure que les effets se mul- tiplient, ces variétés se manifestent avec une pro- babihté toujours croissante, qui se confondrait avec la certitude , si le nombre de ces effets de- venait infini. Ce théorème est analogue à celui que j'ai développé précédemment sur l'action des causes constantes. Toutes les fois donc qu'uiw; causeront la marclie est régiUière peut influer sur un gein^e d'évènemeas, nous pouvons cher- cher à reconnaître son influence , en nmltiphant les observations et en les disposant dans l'ordqe

120 ESSAI PHILOSOPHIQUE

le plus propre à l'indiquer. Quand cette influence paraît se manifester^ l'analyse des probabilités dé- termine la probabilité de son existence et celle de son intensité. Ainsi la variation de la tempé- rature du jour à la nuit , pouvant modifier la pression de l'atmosphère , et par conséquent les hauteurs du baromètre ^ il est naturel de penser que des observations multipliées de ces hauteurs doivent manifester l'influence de la chaleur so- laire. En effet, on a reconnu depuis long-temps à l'équateur, cette influence paraît être la plus grande , une petite variation diurne dans la hau- teur du baromètre , dont le maximum a lieu vers neuf heures du matin , et le minimum vers trois heures du soir. Un second maximum a lieu vers onze heures du soir, et le second minimum vers quatre heures du matin. Les oscillations de la nuit sont moindres que celles du jour, dont Té- tendue est d'environ deux millimètres. L'incons- tance de nos climats n'a point dérobé cette va- riation à nos observateurs , quoiqu'elle y soit moins sensible qu'entre les tropiques. M. Ra- mond l'a reconnue et déterminée à Clermont, chef-lieu du département du Puy-de-Dôme , par une suite d'observations précises , faites pendant plusieurs années; il a même trouvé qu'elle est plus petite dans les mois d'hiver que dans les

SUR LES PROBABILITÉS. Jll

autres mois. Les noiiihreuses observations que j'ai discutées pour reconnaître l'influence des at- tractions du Soleil et de la Lune sur les hauteurs barométriques à Paris , m'ont servi à déterminer leur variation diurne. En comparant les hauteurs de neuf hein^es du matin à celles des mêmes jours à trois heures du soir, cette variation s'y manifeste avec une telle évidence , que sa valeur moyenne de chaque mois a été constamment po- sitive pour chacun des 72 mois écoulés depuis le i" janvier 181 7 jusqu'au i®"" janvier 1823 : sa valeur moyenne dans ces 7 a mois a été , à fort peu près , huit dixièmes de millimètre , un peu plus petite qu'à Clermont, et beaucoup moindre qu'à l'équateur. J'ai reconnu que le résultat moyen des variations diurnes du baromètre , de neuf heures du matin à trois heures du soir , n'a été que de o^,5l^iS dans les trois mois de no- vembre, décembre et janvier, et qu'il s'est élevé à i™,o563 dans les trois mois suivans; ce qui coïncide avec les observations de M. Ramond. Les autres mois ne m'ont offert rien de sem- blable.

Pour appliquer à ce phénomène le calcul des probabilités, j'ai commencé par déterminer la loi de probabilité des anomalies de la variation diurne, dues au hasard. En l'appliquant ensuite

ï^î» ESSAI PHILOSOPHIQUE

aux observations de ce phénomène , j'ai trouvé qu'il y a plus de trois cent mille à parier contre un, qu'une cause régulière le produit. Je ne cherche point à déterminer cette cause : je me borne à constater son existence. La période de la variation diurne , réglée sur le jour solaire , in- dique évidemment que cette variation est due à l'action du Soleil. L'extrême petitesse de l'action attractive du Soleil sur l'atmosphère, est prouvée par la petitesse des effets dus aux attractions réu- nies du Soleil et de la Lune. C'est donc par l'action de sa chaleur que le Soleil produit la variation diurne du baromètre ; mais il est impossible de soumettre au calcul les effets de cette action stu* la hauteur du baromètre et sur les vents.

La variation diurne de l'aiguille aimantée est certainement un effet de l'action du Soleil. Mais cet astre agit-il ici comme dans la variation diurne du baromètre , par sa chaleur ou par influence sur l'électricité et sur le magnétisme, ou enfin par la réunion de ces influences? C'est ce qu'une lon- gue suite d'observations faites dans divers pays pourra nous apprendre.

L'un des phénomènes les plus remarquables du système du monde est celui de tous les mou- vemens de rotation et de révolution des planètes et des satellites, dans le sens de la rotation du

SUR LES PRODABILITéS. 1^3

Soleil , et à peu près dans le plan de son équa- reiir. Un phénomène aussi remarquable n'est |)oint l'effet du hasard : il indique une cause gé- nérale qui a déterminé tous ses mouvemens. Pour avoir la probabilité avec laquelle cette cause est indiquée, nous observerons que le système pla- nétaire, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est composé d'onze planètes et de dix-huit satel- lites , du moins si Ton attribue avec Herschel six satellites à la planète Uranus. On a reconnu les mouvemens de rotation du Soleil, de six planètes, de la Lune, des satellites de Jupiter, de l'anneau de Saturne et d'un de ses satellites. Ces mouve- mens forment, avec ceux de révolution, un en- semble de quarante-trois mouvemens dirigés dans le même sens; or on trouve, par l'analyse des probabilités , qu'il y a plus de quatre mille mil- liards à parier contre un , que cette disposition n'est pas l'effet du hasard ; ce qui forme une pro- babilité bien supérieure à celle des évènemens historiques sur lesquels on ne se permet aucun doute. Nous devons donc croire, au moins avec la même confiance, qu'une cause primitive a di- rigé les mouvemens planétaires , surtout si nous considérons que l'inclinaison du plus grand nom- bre de ces mouvemens à l'équattMu M>laire est fort petite.

124 ESSAI }Mm OSOPIIIQIJE

Un autre phénomène également remarquable du système solaire est le peu d'excentricité des orbes des planètes et des satellites , tandis que ceux des comètes sont très allongés, les orbes de ce système n'offrant point de nuances intermé- diaires entre une grande et une petite excentri- cité. Nous sommes encore forcés de reconnaître ici l'effet d'une cause régulière : le hasard n'eût point donné une forme presque circulaire aux orbes de toutes les planètes et de leurs satellites; il est donc nécessaire que la cause qui a déter- miné les mouvemens de ces corps , les ait rendus presque circulaires. Il faut encore que les grandes excentricités des orbes des comètes résultent de l'existence de cette cause , sans qu'elle ait influé sur les directions de leurs mouvemens ; car on trouve qu'il y a presque autant de comètes ré- trogrades , que de comètes directes , et que l'in- clinaison moyenne de tous leurs orbes à l'éclip- tique , approche très près d'un demi-angle droit , comme cela doit être, si ces corps ont été lancés au hasard.

Quelle que soit la nature de la cause dont il s'agit , puisqu'elle a produit ou dirigé les mou- vemens des planètes , il faut qu'elle ait embrassé tous ces corps, et vu les distances qui les sépa- rent, elle ne peut avoir été qu'un fluide d'une

SUR M'S PROBABILITÉS. 1^5

immense étendue : pour leur avoir donné dans \c même ^ns un mouvement presque circulaire autour du Soleil, il faut que ce fluide ait envi- ronné cet astre comme une atmosphère. La con- sidération des mouvemens planétaires nous con- duit donc à penser qu'en vertu d'une chaleur excessive l'atmosphère du Soleil s'est primitive- ment étendue au-delà des orbes de toutes les pla- nètes, et qu'elle s'est resserrée successivement jusqu'à ses limites actuelles.

Dans l'état primitif nous supposons le So- leil , il ressemblait aux nébuleuses que le téles- cope nous montre composées d'un noyau plus ou moins brillant, entouré d'une nébulosité qui, en se condensant à la surface du noyau , doit le transformer un jour en étoile. Si l'on conçoit par analogie toutes les étoiles formées de cette ma- nière , on peut imaginer leur état antérieur de nébulosité , précédé lui-même par d'autres états dans lesquels la matière nébuleuse était de plus en plus diffuse, le noyau étant de moins en moins lumineux et dense. On arrive ainsi , en remon- tant aussi loin qu'il est possible, à une nébulosité tellement diffuse , que l'on pourrait à peine en soupçonner l'existence.

Tel est, en effet, le premier état des nébu- leuses que Herschel a observées avec un soin

1^6 ESSAI PHILOSOPHIQUE

particulier, an moyen de ses puissans télescopes^ et dans lesquelles il a suivi les progrès de la con- densation , non sur une seule , ces progrès ne pouvant devenir sensibles pour nous qu'après des siècles , mais sur leur ensemble , à peu près comme on peut, dans une vaste foret, suivre l'accroissement des arbres , sur les individus de divers âges qu'elle renferme. Il a d'abord observé la matière nébuleuse répandue en amas divers dans les différentes parties du ciel dont elle occupe une grande étendue. Il a vu dans quelques-uns de ces amas , cette matière faiblement condensée autour d'un ou de plusieurs noyaux peu brillans. Dans d'autres nébuleuses, ces noyaux brillent davantage relativement à la nébulosité qui les environne. Les atmosphères de chaque noyau venant à se séparer par une condensation ulté- rieure , il en résulte des nébuleuses multiples for- mées de noyaux brillans très voisins et environnés chacun d'une atmosphère : quelquefois, la ma- tière nébuleuse , en se condensant d'une manière uniforme , a produit les nébuleuses que l'on nomme planétaires. Enfin , im plus grand degré de condensation transforme toutes ces nébuleuses en étoiles. Les nébuleuses classées d'après cette vue philosophique, indiquent avec une extrême vraisemblance leur transformation future en étoi-

SUR LES PROBABILITÉS. l'^'J

les, et Tétat antérieur de nébulosité des étoiles existantes. Les considérations suivantes viennent à Tappui des preuves tirées de ces analogies.

Depuis long-temps, la disposition particulière de quelques étoiles visibles à la vue simple a frappé des observateurs philosophes. Mitchel a déjà remarqué combien il est peu probable que les étoiles des Pléiades , par exemple , aient été resserrées dans l'espace étroit qui les renferme , par les seules chances du hasard ; et il en a conclu que ce groupe d'étoiles et les groupes semblables que le ciel nous présente, sont les effets d'une cause primitive ou d'une loi générale de la nature. Ces groupes sont un résultat nécessaire de la con- densation des nébuleuses à plusieurs noyaux; car il est visible que la matière nébuleuse étant sans cesse attirée par ces noyaux divers, ils doivent former à la longue un groupe d'étoiles pareil à celui des Pléiades. La condensation des nébu- leuses à deux noyaux forme semblablement des étoiles très rapprochées , tournant l'une autour de l'autre, pareilles à celles dont Herschel a déjà considéré les mouvemens respectifs. Telles sont encore la soixante-unième du Cygne et sa sui- vante , dans lesquelles Bessel vient de reconnaître des mouvemens propres, si considérables et si peu différons, que la proximité de ces astres

128 ESSAI J>inr.()SOPHIQl]l'

entre eux, et leur mouvement autour de leur centre commun de gravité , ne doivent laisser aucun doute. Ainsi , l'on descend par les progrès de condensation delà matière nébuleuse à la consi- dération du Soleil environné autrefois d'une vaste atmosphère, considération à laquelle on remonte, comme on l'a vu , par l'examen des phénomènes du système solaire. Une rencontre aussi remar- quable donne à l'existence de cet état antérieur du Soleil une probabilité fort approchante de la certitude.

Mais comment l'atmosphère solaire a- 1 -elle déterminé les mouvemens de rotation et de révo- lution des planètes et des satellites? Si ces corps avaient pénétré profondément dans cette atmos- phère , sa résistance les aurait fait tomber sur le Soleil ; on est donc conduit à croire avec beau- coup de vraisemblance que les planètes ont été formées aux limites successives de l'atmosphère solaire qui , en se resserrant par le refroidisse- ment , a abandonner dans le plan de son équateur des zones de vapeurs que l'attraction mutuelle de leurs molécules a changées en divers sphéroïdes. Les satellites ont été pareillement for- més par les atmosphères de leurs planètes res- pectives.

J'ai développé avec étendue, dans mon Expo-

SUR LES PROBABILITÉS. 1 29

sition du Sjrstème du monde, cette hypothèse qui me paraît satisfaire à tous les phénomènes que ce système nous présente. Je me bornerai ici à considérer que la vitesse angulaire de rotation du Soleil et des planètes s'étant accélérée par la condensation successive de leurs atmosphères à leurs surfaces, elle doit surpasser la vitesse an- gulaire de révolution des corps les plus voisins qui circulent autour d'eux. C'est, en effet, ce que l'observation confirme à l'égard des planètes et des satellites, et même par rapport à l'anneau de Saturne dont la durée de révolution est 0^,438, tandis que la durée de rotation de Saturne est 0^,427.

Dans cette hypothèse , les comètes sont étran- gères au système planétaire. En attachant leur formation à celle des nébuleuses, on peut les regarder comme de petites nébuleuses à noyaux , errantes de systèmes en systèmes solaires, et for- mées par la condensation de la matière nébuleuse répandue avec tant de profusion dans l'univers. Les comètes seraient ainsi par rapport à notre système , ce que les aérolithes sont relativement à la Terre , à laquelle ils paraissent étrangers. Lorsque ces astres deviennent visibles pour nous , ils offrent une ressemblance si parfaite avec les nébuleuses, qu'on les confond souvent avec elles;

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l3o ESSAI PHILOSOPHIQUE

et ce n'est cfiie par leur mouvement , ou par la connaissance de toutes les nébuleuses renfermées dans la partie du ciel ils se montrent , qu'on parvient à les en distinguer. Cette supposition explique d'une manière heureuse la grande ex- tension que prennent les têtes et les queues des comètes à mesure qu'elles approchent du Soleil , et l'extrême rareté de ces queues qui, malgré leur immense profondeur, n'affaiblissent point sensiblement l'éclat des étoiles que l'on voit à travers.

Lorsque de petites nébuleuses parviennent dans la partie de l'espace l'attraction du Soleil est prédominante, et que nous nommerons sphère ctactwité de cet astre , il les force à décrire des orbes elliptiques ou hyperboliques. Mais leur vitesse étant également possible suivant toutes les directions , elles doivent se mouvoir indifférem- ment dans tous les sens et sous toutes les incli- naisons à l'écliptique ; ce qui est conforme à ce que l'on observe.

La grande excentricité des orbes cométaires résulte encore de l'hypothèse précédente. En effet, si ces orbes sont elliptiques, ils sont très allongés, puisque leurs grands axes sont au moins égaux au rayon de la sphère d'activité du Soleil. Mais ces orbes peuvent être hyperboliques ; et si les

SUR LES PROBABILITES. l3l

axes clé ces hyperboles ne sont pas très grands par rapport à la moyenne distance du Soleil à la Terre , le mouvement de^ comètes qui les décri- vent paraîtra sensiblement hyperbolique. Cepen- dant sur cent comètes dont on a déjà les élé- mens , aucune n'a paru certainement se mouvoir dans une hyperbole ; il faut donc que les chances qui donnent une hyperbole sensible , soient extrêmement rares par rapport aux chances con- traires.

Les comètes sont si petites, que pour devenir visibles , leur distance périhélie doit être peu considérable. Jusqu'à présent cette distance n'a surpassé que deux fois le diamètre de l'orbe ter- restre, et le plus souvent elle a été au-dessous du rayon de cet orbe. On conçoit que pour approcher si près du Soleil , leur vitesse , au mo- ment de leur entrée dans sa ^hère d'activité, doit avoir une grandeur et une direction com- prises dans d'étroites limites. En déterminant par l'analyse des probabilités le rapport des chances qui, dans ces limites, donnent une hyperbole sensible aux chances qui donnent un orbe que l'on puisse confondre avec une parabole , j'ai trouvé qu'il y a six mille au moins à parier contre l'unité, qu'ime nébuleuse qui pénètre dans la sphère d'activité du Soleil, de manière à pouvoir

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l32 ESSAI PHILOSOPHIQUE

être observée, décrira ou une ellipse très allongée^ ou une hyperbole qui, par la grandeur de son axe, se confondra sensiblement avec une para- bole dans la partie que Ton observe ; il n'est donc pas surprenant que jusqu'ici Ton n'ait point re- connu de mouvemens hyperboliques.

L'attraction des planètes, et peut-être encore la résistance des milieux éthérés , a changer plusieurs orbes cométaires dans des ellipses dont le grand axe est moindre que le rayon de la sphère d'activité du Soleil ; ce qui augmente les chances des orbes elliptiques. On peut croire que ce chan- gement a eu lieu pour la comète de 1 759 , et pour la comète dont la période n'est que de douze cents jours , et qui reparaîtra sans cesse dans ce court intervalle , à moins que l'évaporation qu'elle éprouve à chacun de ses retours au périhélie ne finisse par la rendre invisible.

On peut encore, par l'analyse des probabilités, vérifier l'existence ou l'influence de certaines causes dont on a cru remarquer l'action sur les êtres organisés. De tous les instrumens que nous pouvons employer pour connaître les agens im- perceptibles de la nature , les plus sensibles sont les nerfs , surtout lorsque des causes particulières exaltent leur sensibilité. C'est par leur moyen qu'on a découvert la faible électricité que déve-

SUR LKS PUOBABILITÉS. l33

loppe le contact de deux métaux hétérogènes; ce qui a ouvert un champ vaste aux recherches des physiciens et des chimistes. I^es phénomènes singuHere qui résuUent de l'extrême sensibilité des nerfs dans quelques individus, ont donné naissance à diverses opinions sur l'existence d'im nouvel agent que l'on a nommé magnétisme animal^ sur l'action du magnétisme ordinaire, et sur l'influence du Soleil et de la Lune dans quelques affections nerveuses; enfin sur les im- pressions que peut faire éprouver la proximité des métaux ou d'une eau courante. Il est na- turel de penser que l'action de ces causes est très faible , et qu'elle peut être facilement trou- blée par des circonstances accidentelles; ainsi, parce que dans quelques cas elle ne s'est point manifestée , on ne doit pas rejeter son existence. Nous sommes si loin de connaître tous les agens de la nature et leurs divers modes d'action, qu'il serait peu philosophique de nier les phé- nomènes , uniquement parce qu'ils sont inexpli- cables dans l'état actuel de nos connaissances. Seulement, nous devons les examiner avec une attention d'autant plus scrupuleuse , qu'il paraît plus difficile de les admettre; et c'est ici que le calcul des probabilités devient indispensable , pour déterminer jusqu'à quel point il faut mul-

l34 ESSAI PHILOSOPHIQUE

tiplier les observations ou les expériences , afin d'obtenir en faveur des agens qu'elles indi- quent, une probabilité supérieure aux raisons que l'on peut avoir d'ailleurs de ne pas les ad- mettre.

Le calcul des probabilités peut faire apprécier les avantages et les inconvéniens des méthodes employées dans les sciences conjecturales. Ainsi, pour reconnaître le meilleur des traitemens en usage dans la guérison d'une maladie , il suffit d'éprouver chacun d'eux sur un même nombre de malades , en rendant toutes les circonstances parfaitement semblables : la supériorité du trai- tement le plus avantageux se manifestera de plus en plus à mesure que ce nombre s'accroîtra; et le calcul fera connaître la probabilité correspon- dante de son avantage, et du rapport suivant lequel il est supérieur aux autres.

Application du Calcul des Probabilités aux sciences morales.

On vient de voir les avantages de l'analysé des probabilités dans la recherche des lois des phé- nomènes naturels dont les causes sont inconnues ou trop compliquées pour que leurs effets puis- sent être soumis au calcul. C'est le cas de près-

SUR LES PROBABILITÉS. 1 35

quo tous les objets des sciences morales. Tant de causes imprévues, ou cacliées, ou inapprécia- bles, influent sur les institutions humaines, qu'il est impossible d'en juger à priori les résultats. La série des évènemens que le temps amène développe ces résultats , et indique les moyens de remédier à ceux qui sont nuisibles. On a sou- vent fait à cet égard des lois sages ; mais, parce que Ton avait négligé d'en conserver les motifs , plusieurs ont été abrogées comme inutiles, et il a fallu pour les rétablir que de fâcheuses expé- riences en aient fait de nouveau sentir le besoin. Il est donc bien important de tenir dans chaque branche de l'administration publique, un registre exact des effets qu'ont produit les divers moyens dont on a fait usage , et qui sont autant d'expé- riences faites en grand par les gouvernemens. Appliquons aux sciences politiques et morales la méthode fondée sur l'observation et sur le cal- cul , méthode qui nous a si bien servis dans les sciences naturelles. N'opposons point une résis- tance inutile et souvent dangereuse aux effets inévitables du progrès des lumières ; mais ne changeons qu'avec une circonspection extrême nos institutions et les usages auxquels nous som- mes depuis long -temps pliéSé Nous connaissons bien par l'expérience du passé, les inconvéniens

l36 ESSAI PHILOSOPHIQUE

qu'ils présentent ; mais nous ignorons quelle est l'étendue des maux que leur changement peut produire. Dans cette ignorance, la théorie des probabilités prescrit d'éviter tout changement : surtout il faut éviter les changemens brusques qui , dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, ne s'opèrent jamais sans une grande perte de force vive.

Déjà, le calcul des probabilités a été appliqué avec succès à plusieurs objets des sciences mo- rales. Je vais en présenter ici les principaux résultats.

De la Probabilité des témoignages.

La plupart de nos jugemens étant fondés sur la probabilité des témoignages, il est bien im- portant de la soumettre au calcul. La chose, il est vrai, devient souvent impossible, par la dif- ficulté d'apprécier la véracité des témoins, et par le grand nombre de circonstances dont les faits qu'ils attestent sont accompagnés ; mais on peut dans plusieurs cas, résoudre des problèmes qui ont beaucoup d'analogie avec les questions qu'on se propose, et dont les solutions peuvent être regardées comme des approximations propres à nous guider et à nous garantir des erreurs et des

SLR LES PROBABILITES. 1 37

dangers auxquels de mauvais raisonnemens nous exposent. Une approximation de ce genre, lors- qu'elle est bien conduite , est toujours préférable aux raisonnemens les plus spécieux. Essayons donc de donner quelques règles générales pour y parvenir.

On a extrait un seul numéro d'une urne qui en renferme mille. Un témoin de ce tirage annonce que le 79 est sorti ; on demande la probabilité de cette sortie. Supposons que Texpérience ait fait connaître que ce témoin trompe une fois sur dix, en sorte que la probabilité de son témoignage soit Y^. Ici, l'événement observé est le témoin attestant que le n** 79 est sorti. Cet événement peut résulter des deux hypothèses suivantes , savoir : que le témoin énonce la vérité , ou qu'il trompe. Suivant le principe que nous avons exposé sur la probabilité des causes , tirée des évènemens observés, il faut d'abord déterminer à priori la probabilité de l'événement dans chaque hypo- thèse. Dans la première, la probabilité que le témoin annoncera le 79, est la probabilité même de la sortie de ce numéro , c'est-à-dire Ywuô' ï^ ^^^^ ^^ multiplier par la probabilité de la véracité du témoin; on aura donc Yôhrô pour la probabilité de l'événement observé dans cette hypothèse. Si le témoin trompe, le 79

l38 ESSAI PHILOSOPHIQUE

n'est pas sorti, et la proba]>ilité de ce cas est Y^. Mais pour annoncer la sortie de ce numéro, le témoin doit le choisir parmi les 999 numéros non sortis ; et comme il est supposé n'avoir aucun motif de préférence pour les uns plutôt que pour les autres , la probabilité qu'il choisira le n** 79 est —j 5 6n multipliant donc cette probabilité par la précédente , on aura yoFô po^^r la probabilité que le témoin annoncera le n** 79 dans la seconde hypothèse. Il faut encore multiplier cette proba- bilité par la probabilité -^ de l'hypothèse elle- même ; ce qui donne '^qJ^^^^ pour la probabilité de l'événement relative à cette hypothèse. Présente- ment , si l'on forme une fraction dont le numéra- teur soit la probabilité relative à la première hy- pothèse , et dont le dénominateur soit la somme des probabilités relatives aux deux hypothèses, on aura, par 'le sixième principe, la probabilité de la première hypothèse, et cette probabilité sera -^ , c'est-à-dire la véracité même du témoin. C'est aussi la probabilité de la sortie du 79. La probabilité du mensonge du témoin et de la non-sortie de ce numéro est yjj-

Si le témoin , voulant tromper, avait quelque intérêt à choisir le 79 parmi les numéros non sortis; s'il jugeait, par exemple, qu'ayant placé sikr ce numéro une mise considérable , l'annonce

>.l h LKS l'ROBABiLITÉS. I 39

de Si! sortie augmentera son crédit; la probabilité qu'il choisira ce numéro ne sera plus, comme auparavant, g^-g- ; elle pourra être alors ^j^, etc. , suivant l'intérêt qu'il aura d'annoncer sa sortie. En la supposant -J^, il faudra multiplier par cette fraction la probabilité jt^kT» \^out avoir dans l'hypothèse du mensonge la probabilité de l'é- vénement observé, qu'il faut encore multiplier par -—•; ce qui donne ^0006 powr la probabilité de l'événement dans la seconde hypothèse. Alors la probabilité de la première hypothèse, ou de la sortie du n** 79 , se réduit , par la règle précé- dente , à -~. Elle est donc très affaiblie par la considération de l'intérêt que le témoin peut avoir à annoncer la sortie du n" 79. A la vérité, ce même intérêt augmente la probabilité que le témoin dira la vérité , si le 79 sort. Mais cette probabilité ne peut excéder l'unité ou |^; ainsi la probabilité de la sortie du 79 ne surpassera pas -~. Le bon sens nous dicte que cet intérêt doit inspirer de la défiance ; mais le calcul en apprécie l'influence.

La probabilité à priori du numéro énoncé par le témoin est l'unité divisée par le nombre des numéros de l'urne; elle se transforme en vertu du témoignage dans la véracité même du té- moin; elle peut donc être affaiblie par ce témoi-

l4o ESSA.1 PHILOSOPHIQUE

gnage. Si, par exemple, Turne ne renferme que deux numéros , ce qui donne ~ pour la probabi- lité à priori de la sortie du i , et si la véracité d'un témoin qui l'annonce est -^ , cette sortie en devient moins probable. En effet , il est visible que le témoin ayant alors plus de pente vers le mensonge que vers la vérité , son témoignage doit diminuer la probabilité du fait attesté , toutes les fois que cette probabilité égale ou surpasse j. Mais s'il y a trois numéros dans l'urne , la pro- babilité à priori de la sortie du i est accrue par l'affirmation d'un témoin dont la véracité surpasse j.

Supposons maintenant que l'urne renferme 999 boules noires et une boule blanche , et qu'une boule en ayant été extraite, un témoin du tirage annonce que cette boule est blanche. La probabilité de l'événement observé, déter- minée à priori dans la première hypothèse, sera ici, comme dans la question précédente, égale à yô^TTô- Mais dans l'hypothèse le témoin trompe , la boule blanche n'est pas sortie , et la probabilité de ce cas est -nn^r- ^^ ^^^t ^^ multiplier par la probabilité ~ du mensonge , ce qui donne loooo poï^ii" la probabilité de l'événement observé relative à la seconde hypothèse. Cette probabilité n'était que yô~^ dans la question précédente :

SUR LES PROBABILITÉS. l4l

cette grande différence tient à ce qu'une boule noire étant sortie, le témoin qui veut tromper n'a point de choix à faire parmi les 999 boules non sor- ties, pour annoncer la sortie d'une boule blanche. Maintenant, si Ton forme deux fractions dont les numérateurs soient les probabilités relatives à chaque hypothèse, et dont le dénominateur commun soit la somme de ces probabilités , on aura yoos pour la probabilité de la première hypotlièse et de la sortie d'une boule blanche , et -^ pour la probabilité de la seconde hypo- thèse et de la sortie d'une boule noire. Cette dernière probabilité est fort approchante de la certitude : elle en approcherait beaucoup plus encore, et deviendrait —^^^, si l'urne renfer- mait un million de boules dont une seule serait blanche , la sortie d'une boule blanche devenant alors beaucoup plus extraordinaire. On voit ainsi comment la probabilité du mensonge croît à me- sure que le fait devient plus extraordinaire.

Nous avons supposé jusqu'ici que le témoin ne se trompait point; mais si l'on admet encore la chance de son erreur, le fait extraordinaire de- vient plus invraisemblable. Alors au lieu de deux hypothèses, on aura les quatre suivantes, savoir: celle du témoin ne trompant point et ne se trom- pant point; celle du témoin ne trompant point

14^ ESSAI PHILOSOPHIQUE

et se trompant ; Thypothèse du témoin trompant et ne se trompant point; enfin celle du témoin trompant et se trompant. En déterminant à priori dans chacune de ces hypothèses, la probabilité de l'événement observé , on trouve par le sixième principe, la probabilité que le fait attesté est faux, égale à une fraction dont le numérateur est le nombre des boules noires de l'urne , multiplié par la somme des probabilités que le témoin ne trompe point et se trompe , ou qu'il trompe et ne se trompe point , et dont le dénominateur est ce numérateur augmenté de la somme des pro- babilités que le témoin ne trompe point et ne se trompe point , ou qu'il trompe et se trompe à la fois. On voit par que si le nombre des boules noires de l'urne est très grand , ce qui rend ex- traordinaire la sortie de la boule blanche , la probabilité que le fait attesté n'est pas , approche extrêmement de la certitude.

En étendant cette conséquence à tous les faits extraordinaires, il en résulte que la probabilité de l'erreur ou du mensonge du témoin devient d'autant plus grande , que le fait attesté est plus extraordinaire. Quelques auteurs ont avancé le contraire , en se fondant sur ce que la vue d'un fait extraordinaire étant parfaitement semblable à celle d'un fait ordinaire, les mêmes motifs doi-

SUR LES PROBABILITÉS. l43

vent nous porter à croire également le témoin , quand il affirme l'un ou Tautre de ces faits. I^ ^iInple bon sens repousse une aussi étrange asser- tion ; mais le calcul des probabilités, en confir- mant l'indication du sens commun , apprécie de plus Tinvraisemblance des témoignages sur les faits extraordinaires.

Ces auteurs insistentet supposent deux témoins également dignes de foi , dont le premier atteste qu'il a vu mort, il y a quinze jours, un individu que le second témoin affirme avoir vu hier plein de vie. L'un ou l'autre de ces faits n'offre rien d'invraisemblable. I^ résurrection de l'individu est une conséquence de leur ensemble ; mais les témoignages ne portant point directement sur elle , ce qu'elle a d'extraordinaire ne doit point affaiblir la croyance qui leur est due. (^Encyclo- pédie, art. Certitude.)

Cependant, si la conséquence qui résulte de l'ensemble des témoignages était impossible, l'un d'eux serait nécessairement faux ; or, une consé- quence impossible est la limite des conséquences extraordinaires , comme l'erreur est la limite des invraisemblances ; la valeur des témoignages , qui devient nulle dans le cas d'une conséquence impossible, doit donc être très affaiblie dans ce-

l44 ESSAI PHILOSOPHIQUE

lui crime conséquence extraordinaire. C'est en effet ce que le calcul des probabilités confirme.

Pour le faire voir , considérons deux urnes A et B , dont la première contienne un million de boules blanches, et la seconde un million de boules noires. On tire de Tune de ces urnes une boule que Ton remet dans l'autre urne dont on extrait ensuite une boule. Deux témoins, l'un du premier tirage , l'autre du second , attestent que la boule qu'ils ont vu extraire est blanche , sans indiquer l'urne dont elle a été extraite. Cha- que témoignage pris isolément n'a rien d'invrai- semblable ; et il est facile de voir que la pro- babilité du fait attesté est la véracité même du témoin. Mais il suit de l'ensemble des témoi- gnages , qu'une boule blanche a été extraite de l'urne A au premier tirage , et qu'ensuite , mise dans l'urne B , elle a reparu au second tirage , ce qui est fort extraordinaire ; |car cette seconde urne renfermant alors une boule blanche sur un million de boules noires, la probabilité d'en ex- traire la boule blanche est jôôJtôôT' Po^ir déter- miner l'affaiblissement qui en résulte dans la pro- babilité de la chose énoncée par les deux témoins , nous remarquerons que l'événement observé est ici l'affirmation par chacun d'eux que la boule qu'il a vu extraire est blanche. Beprésentons par

SUR LES PROBABILITÉS, l45

•^ la probabilité qu'il énonce la vérité , ce qui peut avoir lieu dans le cas présent, lorsque le témoin ne trompe point et ne se trompe point , et lorsqu'il trompe et se trompe à la fois. On peut former les quatre hypothèses suivantes :

I**. Le premier et le second témoin disent la vérité. Alors une boule blanche a d'abord été ex- traite de l'urne A , et la probabilité de cet événe- ment est ^, puisque la boule extraite au premier tirage a pu sortir également de l'une ou de l'autre urne. Ensuite , la boule extraite mise dans l'urne B a reparu au second tirage : la probabilité de cet événement est -^ o u o u o i î ^^ probabilité du fait énoncé est donc ^00-^002- En la multipliant par le produit des probabilités 117 et -j^ que les té- moins disent la vérité , on aura yôôinjWcrô P^ur la probabilité de l'événement observé , dans cette première hypothèse.

2®. Le premier témoin dit la vérité, et le se- cond ne la dit point , soit qu'il trompe et ne se trompe point, soit qu'il ne trompe point et se trompe. Alors une boule blanche est sortie de Fume A au premier tirage , et la probabilité de cet événement est -|- Ensuite cette boule ayant été mise dans l'urne B , une boule noire en a été extraite : la probabilité de cette extraction est on a donc ^000002 po"»* ^^ probabilité

10

t 000000 .

1 u 0 0 0 O 1 '

l46 ESSAI PHILOSOPHIQUE

de révènement composé. En la multipliant par le produit des deux probabilités tjj ^^ tu ^^^^ ^^ premier témoin dit la vérité et que le second ne la dit point , on aura 2S0U00200 P^"'' ^^ probabi- lité de révènement observé dans la seconde hy- pothèse.

3°. Le premier témoin ne dit pas la vérité , et le second l'énonce. Alors une boule noire est sortie de Tin^ne B au premier tirage , et après avoir été mise dans Tume A , une boule blanche a été extraite de cette urne. La probabilité du premier de ces évènemens est ^ , et celle du se- cond est fouo oïïf î ^^ probabilité de l'événement composé est donc io^^rou^- En la multipliant par le produit des probabilités ^^ tô^ *1'^^ ^^ P''^" mier témoin ne dit pas la vérité , et que le second l'énonce , on aura 200000200 P^^^^ ^^ probabilité de l'événement observé relative à cette hypo- thèse.

4°. Enfin , aucuu des témoins ne dit la vérité. Alors une boule noire a été extraite de l'urne B au preinier tirage ; ensuite ayant été mise dans l'urne A , ejle a reparu au second tirage : la pro- babiUté de cet événement composé est aoooooa- En la multipliant par le produit des probabili- tés -^j et -jijf, que chaque témoin ne dit pas la vé-

SUR tes PROBABILITÉS. l^J

rite , on aura auuoooaoo 1^"'' ^^ probabilité de r événement observé dans cette hypothèse.

jMaintenant, pour avoir la probabilité de la chose énoncée par les deux témoins, savoir, qu'une boule blanche a été extraite à chacun des tirages, il faut diviser la probabilité correspon- dante à la première hypothèse par la somme des probabilités relatives aux quatre hypothèses ; et alors on a pour cette probabilité TsôffôTï ? fr^^" lion extrêmement petite.

Si les deux témoins affirmaient, le premier, qu'une boule blanche a été extraite de Tune des deux urnes A et B ; le second , qu'une boule blanche a été pareillement extraite de F une des deux urnes k' et B', en tout semblables aux pre- mières, la probabilité de la chose énoncée par les deux témoins serait le produit des probabi- lités de leurs témoignages ou y^; elle serait donc cent quatre-vingt mille fois au moins plus grande que la précédente. On voit par com- l>ien, dans le premier cas, la réapparition au second tirage de la boule blanche extraite au premier, conséquence extraordinaire des deux témoignages, en affaiblit la valeur.

Nous n'ajouterions point foi au témoignage d'un homme qui nous attesterait tpi'en projetant ceut dés en l'air, ils sont tous retombés sur la

lO..

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même face. Si nous avions été nous-mêmes spec- tateurs de cet événement, nous n'en croirions nos propres yeux qu'après en avoir scrupuleu- sement examiné toutes les circonstances , et après en avoir rendu d'autres yeux témoins, pour être bien sûrs qu'il n'y a eu ni hallucination ni pres- tige. Mais après cet examen, nous ne balance- rions point à l'admettre, malgré son extrême in- vraisemblance ; et personne ne serait tenté , pour l'expliquer, de recourir à un renversement des lois de la vision. Nous devons en conclure que la probabilité de la constance des lois de la nature est pour nous supérieure à celle que l'événement dont il s'agit ne doit point avoir lieu , probabilité supérieure elle-même à celle de la plupart des faits historiques que nous regardons comme incontes- tables. On peut juger par du poids immense de témoignages nécessaire pour admettre une suspen- sion des lois naturelles , et combien il serait abusif d'appliquer à ce cas les règles ordinaires de la critique. Tous ceux qui , sans offrir cette immen- sité de témoignages, étayent ce qu'ils avancent de récits d'évènemens contraires à ces lois, affai- blissent plutôt qu'ils n'augmentent la croyance qu'ils cherchent à inspirer; car alors ces récits rendent très probable l'erreur ou le mensonge de leurs auteurs. Mais ce qui diminue la croyance

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des hommes éclairés, accroît souvent celle du vulgaire, toujours avide du merveilleux.

Il y a des choses tellement extraordinaires , que rien ne peut en balancer T invraisemblance. Mais celle-ci , par l'efFet d'une opinion domi- nante, peut être affaiblie au point de paraître inférieure à la probabilité des témoignages ; et quand cette opinion vient à changer, un récit absurde admis unanimement dans le siècle qui lui a donné naissance, n'offre aux siècles suivans qu'une nouvelle preuve de l'extrême influence de l'opinion générale sur les meilleurs esprits. Deux grands hommes du siècle de Louis XIV, Racine et Pascal , en sont des exemples frappans. Il est affligeant de voir avec quelle complaisance Racine, ce peintre admirable du cœur humain et le poète le plus parfait qui fut jamais, rap- porte comme miraculeuse la guérison de la jeune Perrier, nièce de Pascal et pensionnaire à l'abbaye de Port-Royal : il est pénible de lire les raisonne- mens par lesquels Pascal cherche à prouver que ce miracle devenait nécessaire à la religion, pour justifier la doctrine des religieuses de cette ab- baye , alors persécutées par les Jésuites. La jeune Perrier était, depuis trois ans et demi, affligée d'une fistule lacrymale : elle toucha de son œil malade ime relique que l'on prétendait être une

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des épines de la couronne du Sauveur, et elle se crut à l'instant guérie. Quelques jours après, les médecins et les chirurgiens constatèrent la guéri- son , et ils jugèrent que la nature et les remèdes n'y avaient eu aucune part. Cet événement, arrivé en i656 , ayant fait grand bruit , « tout Paris se » porta, dit Racine, à Port-Royal. La foule crois- » sait de jour en jour, et Dieu même semblait » prendre plaisir à autoriser la dévotion des peu- » pies , par la quantité de miracles qui se firent » en cette église. » A cette époque , les miracles et les sortilèges ne paraissaient pas encore invrai- semblables , et Ton n'hésitait point à leur attri- buer les singularités de la nature, que l'on ne pouvait autrement expliquer.

Cette manière d'envisager les effets extraordi- naires, se retrouve dans les ouvrages les plus remarquables du siècle de Louis XIV, dans V Essai même sur V entendement humain, du sage Locke , qui dit , en parlant des degrés d'assenti- ment : « Quoique la commune expérience et le » cours ordinaire des choses aient avec raison » une grande influence sur l'esprit des hommes, » pour les porter à donner ou à refuser leur » consentement à une chose qui leur est proposée » k croire , il y a pourtant un cas ce qu'il y a » d'étrange dans un fait, n'affaiblit point l'assen-

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» liment que nous devons donner au témoignage )) sincère sur lequel il est fondé. Lorsque des » évènemens surnaturels sont conformes aux » fins que se propose celui qui a le pouvoir de » changer le cours de la nature , dans un tel » temps et dans de telles circonstances, ils peu- » vent être d'autant plus propres à trouver » créance dans nos esprits, qu'ils sont plus au- » dessus des observations ordi*:aires , ou même » qu'ils y sont plus opposés. » Les vrais principes de la probabilité des témoignages ayant été ainsi méconnus des philosophes auxquels la raison est principalement redevable de ses progrès, j'ai cru devoir exposer avec étendue les résultats du calcul sur cet important objet.

Ici se présente naturellement la discussion d'un argument fameux de Pascal , que Craig , mathé- maticien anglais, a reproduit sous une forme géométrique. Des témoins attestent qu'ils tien- nent de la Divinité même, qu'en se conformant à telle chose, on jouira, non pas d'une ou de deux , mais d'une infinité de vies heureuses. Quelque faible que soit la probabilité des témoi- gnages, pourvu qu'elle ne soit pas infiniment petite , il est clair que l'avantage de ceux qui se conforment à la chose prescrite est infini, ptiis- qu'il est le produit de cette probabQité par un

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bien infini ; on ne doit donc point balancer à se procurer cet avantage.

Cet argument est fondé sur le nombre infini des vies heureuses promises au nom de la Divinité par les témoins; il faudrait donc faire ce qu'ils prescrivent, précisément parce qu'ils exagèrent leurs promesses au-delà de toutes limites , consé- quence qui répugne au bon sens. Aussi le calcul nous fait-il voir que cette exagération même affai- blit la probabilité de leur témoignage , au point de la rendre infiniment petite ou nulle. En effet , ce cas revient à celui d'un témoin qui annoncerait la sortie du numéro le plus élevé d'une urne rem- plie d'un grand nombre de numéros dont un seul a été extrait, et qui aurait un grand intérêt à annoncer la sortie de ce numéro. On a vu précé- demment combien cet intérêt affaiblit son témoi- gnage. En n'évaluant qu'à | la probabilité que si le témoin trompe il choisira le plus grand numéro, le calcul donne la probabilité de son annonce plus petite qu'une fraction dont le nu- mérateur est l'unité , et dont le dénominateur est l'unité plus la moitié du produit du nombre des numéros , par la probabilité du mensonge consi- dérée à pnon ou indépendamment de l'annonce. Pour assimiler ce cas à celui de l'argument de Pascal , il suffit de représenter par les numéros de

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Turnetous les nombres possibles dévies heureuses, ce qui rend le nombre de ces numéros infini ; et d'observer que si les témoins trompent, ils ont le plus grand intérêt, pour accréditer leur mensonge, à promettre une éternité de bonheur. L'expres- sion de la probabilité de leur témoignage devient alors infiniment petite. En la multipliant par le nombre infini de vies heureuses promises , Tin- fini disparaît du produit qui exprime l'avantage résultant de cette promesse, ce qui détruit l'ar- gument de Pascal.

Considérons présentement la probabilité de l'ensemble de plusieurs témoignages sur un fait déterminé. Pour fixer les idées, supposons que ce fait soit la sortie d'un numéro d'une urne qui en renferme cent et dont on a extrait un seul nu- méro. Deux témoins de ce tirage annoncent que le 2 est sorti , et l'on demande la probabilité résultante de l'ensemble de ces témoignages. On peut former ces deux hypothèses : les témoins disent la vérité; les témoins trompent. Dans la première hypothèse , le 2 est sorti , et la pro- babilité de cet événement est yo^- I^ ^^^t la mul- tiplier par le produit des véracités des témoins, véracités que nous supposerons être -nr et -j— : on aura donc yô^qô pour la probabilité de l'événe- ment observé dans cette hypothèse. Dans la se-

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conde , le n** a n'est pas sorti , et la probabilité de cet événement est -^. Mais l'accord des té- moins exige alors qu'en cherchant à tromper, ils choisissent tous deux le numéro a sur les 99 numéros non sortis : la probabilité de ce choix , si les témoins ne s'entendent point , est le produit de la fraction -^ par elle-même ; il faut ensuite multiplier ces deux probabilités ensemble, et par le produit des probabilités -fô ^*^ T^ ^}^^ ^^ témoins trompent; on aura ainsi 3 3 q\ ^^ ^^ pour la probabilité de l'événement observé dans la se- conde hypothèse. Maintenant on aura la probabi- lité du fait attesté ou de la sortie du n^ a , en divisant la probabiUté relative à la première hy- pothèse par la somme des probabilités relatives aux deux hypothèses ; cette probabilité sera donc l^^ll , et la probabilité de la non-sortie de ce nu- méro et du mensonge des témoins sera yôVô

Si l'urne ne renfermait que les numéros i et 2 , on trouverait de la même manière f^ pour la probabilité de la sortie du a , et par conséquent 2V pour la probabilité du mensonge des témoins , probabilité quatre-vingt-quatorze fois au moins plus grande que la précédente. On voit par combien la probabilité du mensonge des témoins diminue , quand le fait qu'ils attestent est moins probable en lui-même. En effet, on conçoit qu'a-

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loi*s l'accord des témoins, loi'squ'ils trompent, devient plus difficile , à moins qu'ils ne s'enten- dent , ce que nous ne supposons pas ici.

Dans le cas précédent l'urne ne renfermant que deux numéros , la probabilité à priori du fait attesté est ^, la probabilité résultante des témoi- gnages est le produit des véracités des témoins , divisé par ce produit ajouté à celui des probabi- lités respectives de leur mensonge.

Il nous reste à considérer l'influence du temps sur la probabilité des faits transmis par une chaîne traditionnelle de témoins. Il est clair que cette probabilité doit diminuer à mesure que la chaîne se prolonge. Si le fait n'a aucune probabilité par lui-même, tel que la sortie d'un numéro d'une urne qui en renferme une infinité , celle qu'il acquiert par les témoignages décroît suivant le produit continu de la véracité des témoins. Si le fait a par lui-même une probabilité ; si , par exemple, ce fait est la sortie du n** 2 d'une urne qui en renferme un nombre fini, et dont il est certain qu'on a extrait un seul numéro; ce que la chaîne traditionnelle ajoute à cette probabilité décroît suivant un pro- duit continu , dont le premier facteur est le rap- port du nombre des numéros de l'urne moins un à ce même nombre, et dont chaque autre facteur est la véracité de chaque témoin , diminuée du

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rapport de la probabilité de son mensonge au nombre des numéros de l'urne moins un ; en sorte que la limite de la probabilité du fait est celle de ce fait considérée à priori ou indépendamment des témoignages , probabilité égale à l'unité divi- sée par le nombre des numéros de l'urne.

I/action du temps affaiblit donc sans cesse la probabilité des faits historiques , comme elle al- tère les monumens les plus durables. On peut, à la vérité , la ralentir en multipliant et conservant les témoignages et les monumens qui les étayent. L'imprimerie offre pour cet objet un grand moyen malheureusement inconnu des anciens. Malgré les avantages infinis qu'elle procure, les révolu- tions physiques et morales dont la surface de ce globe sera toujours agitée, finiront, en se joi- gnant à l'effet inévitable du temps, par rendre douteux , après des milliers d'années , les faits historiques aujourd'hui les plus certains.

Craig a essayé de soumettre au calcul l'affai- blissement graduel des preuves de la religion chrétienne : en supposant que le monde doit finir à l'époque elle cessera d'être probable , il trouve que cela doit arriver i454 ans après le moment il écrit. Mais son analyse est aussi fautive que son hypothèse sur la duœe du monde est bizarre.

SUR LES PROBABILITÉS. iSy

Des choix et des décisions des assemblées,

La probabilité des décisions d'une assemblée dépend de la pluralité des voix , des lumières et de l'impartialité des membres qui la composent. Tant de passions et d'intérêts particuliers y mê- lent si souvent leur influence, qu'il est impossible de soumettre au calcul cette probabilité. Il y a cependant quelques résultats généraux dictés par le simple bon sens , et que le calcul confirme. Si , par exemple , l'assemblée est très peu éclairée sur l'objet soumis à sa décision ; si cet objet exige des considérations délicates, ou si la vérité sur ce point est contraire à des préjugés reçus , en sorte qu'il y ait plus d'un contre un à parier que chaque votant s'en écartera; alors la décision de la ma- jorité sera probablement mauvaise , et la crainte à cet égard sera d'autant plus fondée , que l'as- semblée sera plus nombreuse. Il importe donc à la chose publique que les assemblées n'aient à prononcer que sur des objets à la portée du plus grand nombre : il lui importe que l'instruction soit généralement répandue , et que de bons ou- vrages fondés sur la raison et sur l'expérience éclairent ceux qui sont appelés à décider du sort de leurs semblables ou à les gouverner, et les

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prémunissent d'avance contre les taux aperçus et les préventions de l'ignorance. Les savans ont de fréquentes occasions de remarquer que les premiers aperçus trompent souvent, et que le vrai n'est pas toujours vraisemblable.

Il est difficile de connaître et même de définir le vœu d'une assemblée , au milieu de la variété des opinions de ses membres. Essayons de donner sur cela quelques règles , en considérant les deux cas les plus ordinaires , l'élection entre plusieurs candidats , et celle entre plusieurs propositions relatives au même objet.

Lorsqu'une assemblée doit choisir entre plu- sieurs candidats qui se présentent pour une ou plusieurs places du même genre , ce qui paraît le plus simple est de faire écrire à chaque votant , sur un billet, les noms de tous les candidats, suivant l'ordre du mérite qu'il leur attribue. En supposant qu'il les classe de bonne foi, l'inspec- tion de ces billets fera connaître les résultats des élections , de quelque manière que les candidats soient comparés entre eux ; en sorte que de nou- velles élections ne peuvent apprendre rien de plus à cet égard. Il s'agit présentement d*en con- clure l'ordre de préférence, que les billets éta- blissent entre les candidats. Imaginons que Ton donne à chaque électeur une urne qui contienne

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une infinité de boules, au moyen desquelles il puisse nuancer tous les degrés de mérite des candi- dats : concevons encore qu'il tire de son urne un nombre de boules proportionnel au mérite de cha- que candidat, et supposons ce nombre écrit sur un billet, à côté du nom du candidat. Il est clair qu'en faisant une somme de tous les nombres relatifs à chaque candidat sur chaque billet , celui de tous les candidats qui aura la plus grande somme sera le candidat que l'assemblée préfère; et qu'en gé- néral , Tordre de préférence des candidats sera celui des sommes relatives à chacun d'eux. Mais les billets ne marquent point le nombre des bou- les que chaque électeur donne aux candidats; ils indiquent seulement que le premier en a plus que le second, le second plus que le troisième, et ainsi de suite. En supposant donc au premier, sur un billet donné , un nombre quelconque de boules , toutes les combinaisons des nombres inférieurs qui remplissent les conditions précédentes, sont également admissibles; et l'on aura le nombre de boules relatif à chaque candidat , en faisant une somme de tous les nombres que chaque com- binaison lui donne , et en la divisant par le nom- bre entier des combinaisons. Une analyse fort simple fait voir que les nombres qu'il faut écrire sur chaque billet à côté du dernier nom, de Ta-

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vant-dernier, etc. , sont proportionnels aux ter--